Tenter de comprendre la fabrique de la ville et ses dérives, c’est s’attaquer à une machine aux rouages éminemment nébuleux dans laquelle l’architecte se trouve reprendre le rôle de chef d’orchestre. Il a, au nom de tous, l’Etat, les aménageurs, les promoteurs, les bailleurs sociaux, un rôle sinon sibyllin, a minima complexe. Au nom de la pluridisciplinarité de la profession, il lui revient d’apporter des solutions aux problèmes que posent les nouveaux quartiers de ville.
Pour Madame Toulemonde, l’architecte est la personne qui a dessiné les lieux dans lesquels elle vit et travaille, l’école de ses enfants, la maison de retraite de ses parents. De là à imaginer le concepteur avec un crayon au-dessus d’une table à dessin, il n’y a qu’un pas. Se trompe-t-elle de beaucoup? Si elle allait dans une école d’architecture, elle se rendrait bien vite compte qu’AutoCad et Rhino ont remplacé les tés, mais que verrait-elle d’autre comme apprentissage ? Beaucoup de dessin, encore des lignes et quelques 3D, des ateliers, des machines. Au détour d’un couloir apparaîtront quelques sciences humaines, de la sociologie, de l’histoire, parfois de la philosophie, de l’esthétisme ou encore de la politique. Parce qu’un architecte est un peu de tout ça à la fois.
Seulement, depuis le tournant des années 60, la folle reconstruction et les modernos mégalos, l’architecte a un peu perdu de sa superbe, délaissant doucement mais sûrement sa mission d’intellectuel au profit de celle de faiseur. Effectivement, comme les infrastructures cachées sous sa tour, l’architecte est celui qui offre un toit, permet d’habiter, celui qui donne, en convoquant la technique, un lieu de vie. Mis bout à bout, tous les efforts des architectes fabriquent progressivement un cadre de vie, c’est la ville. Ses écoles font-elles encore prendre conscience à l’étudiant en architecture du rôle que joue l’architecte dans la société ?
D’aucuns n’auront de cesse de constater que la fabrique de la ville se trouve déstabilisée par la mutation du métier d’architecte mais, aussi, par la transformation de la commande publique. Les sociétés occidentales évoluent et nécessitent de trouver de nouvelles façons de les fabriquer. L’architecture révèle cette crise identitaire. L’architecte a alors une carte importante à jouer, et pour cela il possède un jeu complet pour réhabiliter la société par l’esthétisme, et retrouver une pensée sensible.
Le premier argument de l’architecte ne serait-il pas de se souvenir des fondamentaux de son métier ? Architecture vient du grec «arkhè», le commencement, le principe et de «tektonikos», le charpentier ou le bâtisseur. Alors l’arkhè fait de la «tecture» plus qu’un bâtiment et lui insuffle, comme c’est un complément, un peu d’esthétisme, d’utopie et d’émerveillement dans une conception pragmatique. C’est la langue grecque qui le dit ! Surtout qu’en continuant un peu, le grec raconte que «l’arkhè» désigne la fin dans le mythe, quand l’ordre et la loi sont enfin considérés comme acquis et regroupent l’ensemble des relations géométriques qui construisent l’univers.
Ce qui est aujourd’hui frappant, c’est à quel point les mots ont perdu de leur sens. Quand les mots s’égarent, c’est le sens de la ville qu’on oublie. L’architecte pourrait reprendre son rôle de personnage, de nouveaux s’émanciper dans la presse notamment pour redorer son blason. Rappeler de quoi il est alors question en termes d’usage, de mixité, d’innovation… ? Par exemple, depuis les années ’80, l’emploi du mot ‘usages’ s’est progressivement imposé pour désigner les pratiques. Les artisans de la ville ont alors commencé à confondre théorie et pratique, ce qui les empêchent de prendre les usages pour ce qu’ils sont : «des coutumes sans contenu rural, des mœurs sans contenu moral, bref des normes sociales produites par l’action», explique le sociologue Jean-Michel Léger*.
Le mot «mixité» semble aussi avoir perdu peu à peu de son vrai sens. L’architecte est le bras armé de l’Etat dans la ville, son action est le reflet du devoir qu’à l’Etat vis-à-vis de l’espace public, et pas seulement quand il est question de projeter un nouvel équipement culturel hors de prix. L’architecte a ce rôle primordial, jusque dans les banlieues, de recréer le dialogue dans des quartiers dits difficiles, dont le premier tort a été d’être tôt géographiquement marginalisés. Le confort ne doit surtout pas se résumer à la réussite sociale et donner un tant soit peu de cette élégance aux logements sociaux dans les banlieues ne devrait jamais être considérer comme immoral ou injuste.
«C’est ici qu’intervient le beau comme impératif politique, et il est la manifestation de bien autre chose que l’idéal de la jolie maison de la jolie famille, avec un joli jardin, etc. tout cela d’une platitude terrifiante, non ? Voilà pourquoi nous avons quelquefois besoin de la philosophie, pour changer la façon de poser les problèmes lorsque les solutions apportées ne conviennent pas», disait Jean-Paul Curnier**, philosophe de son état, répondant à Rudy Ricciotti lors d’une discussion sur le logement social en 2014.
Il suffit de faire un tour dans le premier bureau de ventes à côté d’un nouveau quartier métropolitain pour comprendre que la mixité n’a pas autant voix de cité que les règlements de consultation veulent bien le dire, et l’écrire. Le travail de l’architecte est d’apporter une réponse aux maux de la société. Comment lutter contre les inégalités quand elles sont gravées dans le béton des opérations, quand les parcs et jardins, prévus pour être ouverts et accessibles à tous sont fermés pour que les habitants ne soient pas gênés par le bruit des autres ?
C’est donc le rôle de philosophe que l’architecte perd peu à peu au profit de celui de constructeur. L’architecte est aussi un sociologue, quand il traduit les modes d’habiter. Dessiner la ville de Madame Toulemonde nécessite en effet d’étudier la société dans laquelle elle évolue. Ses besoins, ses convictions, son climat, son histoire, font prendre en compte tout ce qui était là bien avant, et qui perdurera après. La ville est faite pour durer, longtemps. L’architecte, en plus de regarder derrière lui, a aussi le devoir de scruter à la longue-vue l’avenir urbain. L’analyse socio-économique l’aide alors à découvrir des pistes pour sortir des difficultés : revaloriser l’architecture ordinaire et mettre plus l’accent sur la demande sociale dans l’enseignement, dans les décisions publiques et dans la définition de la qualité architecturale.
En agissant en philosophe, l’architecte se pose des questions pour encourager les politiques publiques vers le logement, premières victimes de la spéculation foncière en zones tendues. Ainsi, il ne semble pas qu’il faille penser la réponse à l’actuelle crise de la ville et du logement en refondant la réglementation et les normes, parce que la question de la fabrique de la ville n’est pas que technique ; elle concerne l’actualité de notre rapport à la ville, à la société et la signification que nous lui donnons. C’est la question du logement qu’il s’agit de revivre. Que peut bien refléter une société dans laquelle l’habitant et l’usager se trouvent malmenés ? Quelle crédibilité peut-elle alors avoir quand elle aborde les questions de justice sociale, de respect, de vivre-ensemble ?
«Il se trouve qu’à bien des égards, le peu de soins, le peu de qualité et d’empressement mis à l’équipement d’une société en termes de logements sociaux doit être mis en rapport avec l’image qu’ont les gens de faible revenu dans cette société. Et cette image est celle de l’échec, comme si l’aspect des cités devait absolument refléter le jugement que cette même société porte sur ceux qui n’ont pas réussi à se faire une place au soleil, c’est-à-dire à s’extraire de leur condition d’origine», expliquait Jean-Paul Curnier. A méditer.
Alice Delaleu
*Jean-Michel Léger, Communications, « Architectes et sociologues, des hommes de bonne volonté », 2002