Depuis une semaine, la France vit confinée. Notre perception de la ville et du territoire dans lesquels nous évoluons change. Dans les avenues vidées de leurs embouteillages incessants, le lourd silence conduit à s’interroger sur la ville, sur notre place par rapport à celle des autres, sur notre envergure dans la cité, sur la portée réelle de nos actes, sur notre trace.
Entre l’injonction du #restezchezvous et l’exode massif des cadres sup. en télétravail à l’île de Ré, les grandes métropoles hexagonales se sont vidées de leur animation quotidienne en quelques heures à peine, entre lundi 16 mars et mardi 17, à 12h. Alors qu’un sentiment de panique avait envahi les rues le week-end précédent, que les interrogations sourdaient de toutes parts et que la rumeur d’une assignation à domicile générale envahissait les places de marchés, la tempête qui agitait les caddies des ménagères a progressivement laissé place à un calme hors du commun du centre urbain dense.
Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que le chant des oiseaux faisait une apparition remarquée tandis que le nuage de pollution, indispensable compagnon de nos faits et gestes quotidiens, commençait déjà à s’étioler. Depuis, quelques passants çà et là marchent d’un pas alerte, comme si la culpabilité de quitter leur domicile en temps de crise sanitaire les poussait à presser le pas. Les voitures, les camions, les vélos laissent désormais le macadam au repos, les klaxons sont au chômage technique et le pompiste en télétravail.
En à peine deux jours, le temps, le bruit, les odeurs, les couleurs, impactés par la mise en suspens de la vie générale, ont métamorphosé la perception de la grande cité dense. Le brouhaha incessant des activités humaines semble ne plus exister et chacun découvre sa ville telle qu’il n’a jamais pu la connaître.
L’animation, les occupations, les services sont autant de raisons de préférer la ville à la campagne. En ces temps de confinement, la ville retrouve le calme de la campagne. Une ville dans laquelle chacun ne vit plus est-elle alors encore une ville ? Qu’est-ce que cette première semaine de confinement apprendra aux urbanistes, architectes et autres sociologues de la ville pour améliorer la vie citadine dans une perspective plus durable ?
Finalement, une ville sans voiture a quelques qualités. Le temps s’apaise vraiment, comme les comportements des usagers de la route. D’autant que le citadin aujourd’hui moins pressé, se rend compte que pratiquer la vie à pieds, dans son quartier n’est pas insurmontable.
La ville silencieuse se fait aussi le témoin d’inégalités exacerbées qu’elle décuple tant au niveau des conditions de vie, de la gestion de la vie domestique que d’exposition à la maladie. Les personnels de soin, les fonctionnaires de police, les caissières, les commerçants, le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité, …) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie. Pour leur part, les classes supérieures, surexposées par nature au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et les voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri.
Les mal-logés restent chez eux. Les classes populaires qui peinent à accéder à des logements de surfaces convenables dans les centres urbains restent chez eux. Les logements lumineux, spacieux salubres et connectés des centres-villes sont quant à eux libérés de leurs occupants. Il n’y a qu’à comparer l’agitation relative des arrondissements populaires parisiens et le calme absolu de ceux du centre et de l’Ouest de la capitale.
Il est aussi intéressant de constater comment, au nom de la sécurité sanitaire, un vocabulaire de sécurité disciplinaire a pris le relais. On parle de couvre-feu, de l’armée, de modification du droit de circuler… En somme, ceux qui organisent la vie spatiale de la cité profitent de l’épidémie pour outrepasser leur fonction initiale. De l’urbanisme, ils opèrent un glissement géopolitique sur le territoire de la ville.
Certains demandent même à utiliser la méthode chinoise, oubliant qu’elle provient d’un pays où les droits démocratiques sont différents. A Nice, des drones de surveillance ont fait leur apparition, sans qu’aucun débat n’ait eu lieu. A quand, un système de traçabilité à la coréenne, sous couvert de suivre les aléas du virus ? Pourtant, la démocratie ne devrait pas pouvoir être ajustable, surtout en ces temps troublés. Il sera ainsi judicieux de conserver la lucidité qui permet de nourrir le débat sur le type de société que nous souhaitons voir émerger ensuite.
Dans ce cas, comment alors donner corps et faire perdurer l’utopie du vivre ensemble si, à la moindre alerte, une partie de « l’ensemble » fuit là où l’herbe n’est pourtant pas plus verte tandis que les gouvernants imposent la surveillance et la culpabilité à ceux qui n’ont pas les moyens de quitter leur petit appartement et d’échapper au risque ?
Par ailleurs, cette crise sanitaire fait revivre un élément d’architecture jusque-là sans grande utilité, le balcon. Il donne en effet un droit d’accès à l’extérieur sans risquer le contact physique. C’est un bras tendu vers autrui sans danger et sans risque. Il permet également de sortir de l’isolement du confinement. D’ailleurs, plutôt que sur la place publique ou au bistrot du coin, c’est à leur balcon que se donnent rendez-vous les Parisiens, tous les soirs à 20h pour applaudir et ainsi emplir l’atmosphère extérieure de la vie qui est en « stand-by », de sortir de la solitude, même à plusieurs et de retrouver une appartenance à une communauté.
Car n’est-ce pas aussi cela une ville ? Une communauté qui vit ensemble ? Obligés de rester chez eux, les citadins ont ainsi la possibilité de recréer un lieu de sociabilité, respectant la distanciation sociale de sécurité. Pendant ce temps-là, d’autres recréent l’effervescence de l’apéro-bistrot via des visioconférences. L’animation de la ville se joue aussi désormais hors-site, voire hors-sol, grâce à la formidable capacité de résilience de ses habitants.
La crise sanitaire vécue permet alors d’interroger la pertinence de la ville rapide par rapport à un mode de vie plus apaisé. Pourtant, une ville sans habitant, une ville silencieuse et apaisée, une ville sans « ensemble » voit aussi disparaître le « vivre-ensemble », la solidarité envers les plus faibles et au service du bien commun.
S’agirait-il de devoir choisir entre une ville propre, non polluée, lente, accueillante ou une cité de la communauté, empreinte de vivre-ensemble, de solidarité et de diversité, même si elle n’est pas toujours nickel derrière les oreilles ?
Une ville sans habitants n’est pas une ville.
Alice Delaleu