Dans les espaces d’exposition d’Arc en Rêve à Bordeaux (Gironde) se déploie l’histoire de ce dessinateur de publicité devenu l’inspirateur implicite du New Urbanism et du concept de ville-parc de loisirs, si cher aux postmodernes. Avec acuité, de nombreuses œuvres viennent déformer, exagérer ou critiquer cette esthétique « Disney ». Chronique de l’avant-garde.
Les débuts
Impossible de na pas évoquer rapidement la biographie de Walt Disney (1901-66), natif de Chicago, fils de charpentier (tiens tiens, voilà peut-être pourquoi il s’est pris pour un pasteur voulant évangéliser le monde !), il débuta dans les animés publicitaires avant de rejoindre son frère à Los Angeles pour monter Disney Brothers Studio transformé en Walt Disney Studio. Limité au niveau de la qualité de son dessin, il sut s’entourer d’une équipe bourrée de talents. Après le succès de Mickey Mousse, il obtint un succès planétaire avec son premier long-métrage d’animation Blanche-Neige et les Sept Nains (Snow White and the Seven Dwarfs, 1937). En 1940, le relatif échec du film Fantasia – trop expérimental – plongea son créateur dans une dépression. Alors, il décida de prendre du recul sur ses productions filmiques pour se consacrer au projet d’une ville-parc entièrement dédiée au monde mièvre et rassurant de Mickey et consorts.
Disney aimait se mettre en scène. Une grande règle à la main, il jouait au professeur d’urbanisme, le plus souvent, face caméra, il interpellait le téléspectateur afin de le convaincre dans la seconde du bienfait de ses propos. Comme l’écrit Saskia van Stein dans son texte d’introduction à l’exposition : « (…) Walt apparaît dans un programme télévisé hebdomadaire pour raconter des histoires alternatives et de progrès technologique ».
Avec ce médium télévisuel il comptait bien réunir les fonds pour sa nouvelle entreprise urbaine. La partie ne fut pas de tout repos ; il dû vendre une de ses maisons et revendre son assurance-vie afin de financer les études de faisabilité de Disneyland.
Dans son cahier des charges Disney exigea que le pourtour du parc soit cerclé par une voie de chemin de fer. Cette idée lui vint de son amour pour les trains miniatures et de son expérience domestique. En effet, il avait installé un train électrique miniature qu’il pilotait et dessinait les contours de sa propriété.
Parmi d’autres contraintes, les deux plus importantes furent celles d’abaisser légèrement les hauteurs des gabarits de l’ensemble des bâtiments construits et, ce qui reste la marque de fabrique de Walt : l’entrée de la ville-parc par Main street. Cette rue centrale est constituée de part et d’autres des fameuses maisons légèrement compressées et se termine devant la façade principale du « château » de conte de fée à la Disney.
Nous venons d’évoquer l’aspect circulation des parcs Disney. Pour comprendre d’où viennent ces idées, nous devons revenir aux films d’animation de la maison mère. Impossible de comprendre quoi que ce soit aux projets urbains de Walt Disney et de sa compagnie devenue un maelström tentaculaire de sociétés imbriquées les unes aux autres et maîtrisant toute la chaîne du business, du marketing « film » à celui des produits dérivés en passant par la gestion du foncier, immense et mondial.
La nostalgie, le fantastique et le merveilleux constituent immanquablement les trois caractéristiques principales de ses films d’animation. Walt Disney aura eu à cœur de garder ce fil conducteur lorsqu’il créa son premier parc à thème, à Anaheim, dans le Comté d’Orange, dans la banlieue sud de Los Angeles ; Disneyland Park fut inauguré en juillet 1955.
Fait important dans la compréhension des choix plastiques de son univers, Disney vint en France pendant la première guerre mondiale et, par nécessité, se déplaça énormément pendant son séjour. Sa curiosité lui permettra de découvrir le château de Pierrefonds, restauré par Eugène Viollet-le-Duc, à l’allure « conte de fée » lui donna des idées. Quand Walt le découvre, le château est déjà l’image enchantée du château militaire transformé en château pour princesse. Reconstruit sur ordre de Napoléon III, l’édifice est devenu une véritable image d’Épinal du château médiéval. Ironie du sort, il sert continuellement de décor de cinéma pour films et séries médiévistes. Quand le faux est plus vrai que le vrai, la boucle est bouclée et Disney ne s’y est pas trompé.
Quand la réalité est fictionnelle
Quand Disney élabore Anaheim en débauchant une partie de ses créateurs de films, son objectif est clair ; il veut déréaliser le monde tout en le sculptant à sa guise, à savoir, enfantin, joyeux, coloré, fluide, amusant, et surtout à la gloire des Etats-Unis d’Amérique, blanche, de classe moyenne et conquérante. Dans le parc californien, une grande partie se veut futuriste. N’oublions pas que la compétition spatiale faisait déjà rage entre « le monde libre » et celui d’en face, « totalitaire » et collectiviste. Chez Disney, le héros est seul à vaincre ses ennemis ; nous ne sommes pas chez Tolkien. Son pari va s’avérer gagnant car avec Walt Disney World (situé à 30 km d’Orlando, en Floride), un parc devenu une agglomération, depuis son inauguration en 1971, la traditionnelle et unique semaine de congés payés de la classe moyenne étasunienne est en grande partie utilisée à dormir, manger, consommer et pratiquer les attractions de la ville-parc.
Dans son ouvrage La fabrique du bonheur (2019, éditions Parenthèses), l’architecte Virginie Picon-Lefèbvre explore les différents lieux pensés et construits à destination du tourisme de loisirs. Informée et efficace, l’auteure consacre un chapitre à l’empire Disney dans lequel elle résume les contours d’un parc ainsi : « Disneyland apparaît comme un espace totalement contrôlé, un décor qui n’a plus grand chose à voir avec les parcs d’attractions où les manèges s’alignent dans le désordre, où la prostitution règne et où l’on vient la nuit. A Disneyland, l’accent est mis sur la sécurité, la propreté, l’alcool est interdit. Les attractions sont aussi des prétextes pour appréhender des questions plus cruciales comme celles des valeurs américaines idéalisées, l’identité et le futur de la société actuelle ».
Pendant leur séjour de vacances, les familles sont rassurées d’être en sécurité dans un enclos à destination des enfants. Les yeux des chérubins brillent ; les dollars des parents alimentent la machine à rêves en toute tranquillité ; tout est au mieux dans le meilleur des mondes !
L’idéologie sous-jacente à tout ce carnaval folâtre et espiègle est digne d’un soleil trompeur. Sous des airs de sucreries guimauves et acidulés, Disney distille sa vison conservatrice d’un monde où chaque personne est assignée à son rang, sa classe, son genre, etc. Quand bien même des efforts pour les communautés LGTBQAI+ ont pu être faits depuis maintenant trente ans aux USA et plus récemment à DisneylandParis – preuve que ces communautés ont atteint le statut de mainstream (grand public) dans le système néo-libéral basé sur le business avant-tout – il n’en demeure pas moins un fond extrêmement colonisateur. Le divertissement comme pouvoir reste la marque de fabrique de Walt Disney et a envahi le monde. Pour preuve, dans les autres pôles du monde, les autres empires ont bien tenté de recourir à cette arme mais, devant leur échec patent, ils gonflent les muscles et en reviennent aux bonnes vieilles méthodes de la guerre terrestre et médiatique, par défaut. Seul les pays du Golfe semblent convaincre la planète de leur virage touristico-culturel à la sauce paradis fiscal. Ne soyons pas dupes. Les affrontements dans se secteur sont légion et montrent à quel point cette région est une poudrière.
Pour en revenir à Disney, comme le souligne Christophe Catsaros sur le site Art Press* : « Les parcs à thème de Walt Disney refont dès lors la ville comme s’ils l’avaient auparavant rayée de la carte. Ils sont le décor qui naît quand toute forme d’urbanité a été préalablement effacée. Ils rejouent la conquête de l’Ouest où, après le massacre des indigènes, vient le temps de l’édification. Les colons créent leur ville en bois traversée d’une large rue rectiligne : la Main street. Plus qu’un campement et pas encore une ville. Là, entre le saloon, l’église, le bureau de poste et le commerce général, la vie reprend ses droits. La Main street de Disneyland est de ces cartes d’urbanisme colonial dont on ne mesure pas assez la virulence ».
Dans le texte de Christophe Catsaros comme dans l’exposition, une scène symbolique du pouvoir narquois et destructeur de l’empire de Disney est à l’œuvre. De découvrir le PDG de Disney – Michael Eisner – offrir à Chirac, en 1992, un photogramme du film Blanche-Neige… avec la méchante sorcière tout de noir vêtue qui offre une pomme rouge empoisonnée à Blanche-Neige. Quel cynisme ! En même temps le rouleau compresseur américain avertissait la France de son ambition : nous allons littéralement vous contaminer avec notre culture populaire régressive et ainsi nous venger du vieux continent en le colonisant. A notre tour de façonner vos vies. Cela fait cher les 18 000 emplois sur site. (Source : https://disneylandparis-news.com/disneyland_paris/#talents).
L’urbaniste mercantile
En conclusion, nous pourrions conseiller aux têtes grises de la Disney World Company de continuer à améliorer les dessins animés de plus en plus guimauves et sans relief et, surtout, de cesser vouloir créer des villes. ‘Celebration’ avait pour base le New Urbanism à la mode étasunienne, basée sur la limitation de la voiture, l’importance d’un centre-ville avec une place circulaire dont les axes urbains rayonnent de son centre vers l’extérieur, un maximum de végétation et un savant mélange de styles architecturaux nostalgiques des maisons coloniales, victoriennes, méditerranéennes et françaises ; tout au moins leurs clichés. L’importance est dans leur aspect « carte postale » en Technicolor.
A l’inverse, Val d’Europe se veut un compromis entre ce modèle simplifié Made in USA et celui Néo-Haussmannien des plus pitoyables du côté du lac de Serris (Seine-et-Marne). Et que dire du Shopping Mall Val d’Europe, ensemble commercial se voulant hommage au Grand Palais ! Encore une fois, si la volonté est de copier un style néo-classique, comme le fut en son heure, déjà, celui du Baron Haussmann, alors, la copie doit être conforme. Le dessin des façades nécessite le même soin au niveau des modénatures, de l’écriture des avant-corps, des pilastres, de la ferronnerie, etc. Ne parlons pas de la qualité des matériaux utilisés pour la construction : minables. Évidemment le résultat renvoie une pâle image de l’inspiration initiale, le bâti haussmannien est vidé de sa substance.
Tout est à l’avenant chez Disney. L’imagerie niaise d’un monde féerique engendre une esthétique faussement joyeuse et à hauteur d’un enfant avide de rêves et de lieux magiques. Cela s’entend mais devrait soigneusement rester dans l’enceinte du parc à thème et ne pas devenir un modèle d’urbanisme.
Une scénographie inspirée
L’exposition Disney, sous les voûtes en berceau de la galerie d’architecture, est à cet égard extrêmement fine concernant le développement de cette esthétique mièvre mais si efficace. Avec les commissaires, l’équipe de scénographes d’Arc en rêve – Cyrille Brisou et Denys Zhdanov – ont eu l’a bonne idée d’utiliser le gris-vert nommé Go Away Green. Cette couleur a été créée par Disney pour neutraliser tous les éléments de construction indésirables dans les villes parcs, telles les structures métalliques fermant une perspective de rue, des poubelles ou un quelconque mobilier urbain fonctionnel.
Dans les six galeries d’exposition, des arcs de cercle se déclinent en cimaises vertes ; ici ou là, des trouées dans les murs permettent une démultiplication des points de vue entre les espaces ou attirent le regard vers un objet mis en valeur en leur centre. L’intelligence de cette exposition tient en grande partie aux choix des œuvres d’art mis en regard de cette « beauté » pâteuse et mielleuse. L’accrochage distille un ensemble de pièces qui reprend souvent les clichés à la Disney afin d’en garder les attraits séducteurs, tout en les accentuant pour en révéler la dimension ridicule ou lobotomisante.
Prenons Bertrand Lavier ; reconnu pour son art du détournement des objets du quotidien et le questionnement de la nature même de l’œuvre d’art, il a conçu une série au nom explicite : « Walt Disney Productions » (1947-2022). Il a pris un malin plaisir à rendre physiquement présent les sculptures et les tableaux dessinés dans un numéro du journal de Mickey (N°1279, nouvelle série). Nous y voyons la souris humaine visiter un musée d’art moderne avec sa consœur Mini quand un vol vient d’avoir lieu. L’artiste a même publié un journal chez Dilecta (maison d’édition et galerie parisienne) au nom de sa série et dans lequel il mélange des extraits de l’original avec des zooms sur ses pièces. « Je me suis rendu compte […] qu’elles étaient de bonnes peintures, c’est génial, ces peintures qui sortent d’une d’imagination moyenne et qui remplissent leur rôle dans la réalité… », explique-t-il.
Le designer Bas van Beek n’est pas en reste quand il puise dans Alice au pays des merveilles. A Bordeaux, les trois services de thé en céramiques exposées sont des copies à la lettre de ceux qui apparaissent dans le dessin animé. Le passage entre réalité physique et fiction cinématographique est interrogé avec beaucoup d’humour vis-à-vis de la dimension fonctionnelle de ces objets incongrus.
Pour la suite, le mieux est de se rendre à Bordeaux et déambuler dans les espaces de l’Entrepôt d’Arc en rêve.
Christophe Le Gac
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* https://www.artpress.com/2024/04/03/flashback-la-pomme-empoisonne-disney-aux-portes-de-paris/
Lire la présentation de l’exposition : L’architecture des réalités mises en scène (re)construire Disney
En savoir plus : https://www.arcenreve.eu/