La question est, en fait, un pavé dans la mare consensuelle de la génétique urbaine car la gentrification est une dégénérescence imprévisible des tissus, une tumeur incontrôlable, inexplicable et néanmoins réelle et souvent irréversible.
Certains hurleront que Paris est et restera une ville de tradition et de culture populaire :
… «Où est-il mon Moulin d’la Plac’ Blanche ? Mon tabac et mon bistro du coin ? Chez nous tous les jours c’était dimanche, où sont‘y mes amis mes copains…»
Et on s’attend donc à voir, dans chaque quartier et dans chaque faubourg, Fréhel* accompagnée d’un gars avec une gitane maïs collés sur la lèvre supérieure, casquette à carreaux à la Raymond Bussière**.
Imaginons nos deux héros sortir de la station Barbès Rochechouart à l’odeur de métro parisien enjolivée du chant des oiseaux, un matin du mois de mai alors qu’au carrefour Custine Ramey s’affaire le rémouleur officiant quotidiennement, de sa meule hardie et volontaire, devant la vielle boulangerie située à la «pointe Doudeauville».
Ce bref retour nostalgique d’un passé révolu introduit un propos sur la disparition du rémouleur, l’hybridation de la boulangerie avec un concept store mi traiteur mi fooding culturel, l’émergence de commerces bizarres de produits de circuits courts débouchant in fine sur l’échange d’une population par une autre plus jeune, plus aisée, en un mot : gentrifiée.
Pourquoi là, et pas ailleurs, pas à Jules Joffrin, pas à Guy Môquet, où les agences immobilières désespèrent du prix du m² évoluant à peine au niveau de la moyenne parisienne (ce qui, reconnaissons-le, est déjà pas mal) alors que flirtant avec les prix de la butte, les 2 et 3-pièces de la rue Ramey s’envolent vers des sommets rendant ce quartier un des mieux fréquentés de Nopi (North Pigalle : quartier qui va du boulevard de Clichy et Rochechouart jusqu’au maquis des anciennes fortifs).
Ce qui est étonnant est l’organisation coordonnée du prix du m² et du nombre des restaurants à la mode. Qui entraîne qui ? Quelle est la magie qui opère mystérieusement sur des croisements et des rues, et pas sur d’autres.
A l’instar du poisson pilote du requin, ou la truffe de chênes : qui est le suiveur, qui est le pilote ? Qui profite de la chaîne alimentaire? Les commerces ? Les bourgeois ?
Ce phénomène agit sur l’espace comme une sorte de mélange alchimique du corps social et de l’urbanisme selon des proportions et à l’aide d’ingrédients culturels secrets.
La gentrification s’opère dans un creuset de sorcier, sorte d’Athanor urbain où se mélange avec des incantations muettes des éléments qui permettent une mutation du plomb des quartiers banals en or de niches spéculatives nouvelles.
Sauf que si la formule était connue et ne conservait pas tout son mystère, on aurait gentrifié la Goutte d’Or depuis longtemps
C’est le secours de la génétique urbaine qui va permettre de trouver, quelque part dans le génome, comment la gentrification agit, où, pourquoi, et comment.
Comme d’habitude, dans tout phénomène biologique, il y des causes exogènes, et des causes endogènes. Les causes exogènes de la gentrification sont connues, et facilement identifiables : ce sont la spéculation foncière, le monstre hideux de la pression financière, les odieux capitaux internationaux qui se ruent sur toute spéculation, au détriment du charme, et de la quiétude des quartiers et des villes, et qui est responsable, en général, du dépeuplement des habitants historiques.
C’est un phénomène européen. Il n’a plus un seul tropézien à Saint-Tropez où le choc Vuitton/Dior/Chanel/Rolex a eu raison d’une colonie de pêcheurs condamnés à l’exil, décimés par des niveaux de pression foncière inimaginables.
A Paris, le combat statistique autour du nombre des habitants intra-muros (ce chiffre croît-il ou décroît-il ?) est-il plus sensé que celui des Parisiens qui y sont nés ? Non pas que nous trouvions particulièrement gratifiant d’agiter le spectre des «gens d’ici» (ceci pouvant être considéré comme la source romantique du racisme), mais les causes exogènes évoquées ci-dessus expliquent pourquoi, à 9 000 € le m² moyen à Paris (10 000 € en 2019) plus personnes ne peut suivre, hormis les tranches les plus aisées de la population et les ‘brokers’ d’origine britannique, aidés par la cohorte de marchands de bien de faubourgs qui, plutôt que de jouer les bâtisseurs héroïques en banlieue préfèrent incarner les charognards de fonds de court, et les bouteurs de petites vieilles.
Là aussi, il conviendrait de s’arrêter pour développer la chaîne trophique qui unit brokers et marchands de biens mais ce sera pour une prochaine occasion, notre propos de ce jour étant d’une nature différente.
Ce phénomène spéculatif, cause exogène, ne suffit pas à expliquer la gentrification, sachant que l’essentiel de la spéculation atteint des quartiers qui, de toute façon, ont quitté depuis longtemps l’ensemble des niches gentrifiables, étant devenus au cours des deux ou trois décennies précédentes, des ghettos «elvéhèmachisés» d’une façon irréversible, c’est-à-dire ayant dépassé, et de loin, le stade de la gentrification pour devenir mi musées, mi centre commerciaux, mi réserves de détenteurs du CAC 40, Dow Jones et footsie du monde entier.
Jamais un oligarque russe ou un magnat du Golf ne s’installera rue Ramey. Car la gentrification n’est pas une étape de l’exclusion spéculative, c’est une voie à part et dont les racines endogènes se trouvent dans l’adéquation d’une génération avec une quête du bonheur urbain dans un quartier précis et extrêmement circonscrit. Une mutation du gène urbain déclenché par une dégénérescence d’un entre soi générationnel habituellement moqué sous le vocable bobo, terme particulièrement haïssable, parce qu’inadapté à la sophistication de l’étude du comportement urbain, et qui, comme toute généralisation hâtive, est forcément caricaturale.
Par contre, la mutation génétique d’une typologie donnée par une époque particulière est à privilégier au nombre des causes endogènes, à la lecture du prisme de l’histoire du site dans les méandres de la conquête spatiale venant des premiers âges après le dépassement des enceintes des fermiers généraux.
Ancienne section de la chaussée de Clignancourt qui conduisait à la barrière de Rochechouart, elle fut classée route départementale n°35 lorsque Montmartre et le hameau Clignancourt furent rattachés à Paris en 1860.
La rue Ramey a été nommée en l’honneur des sculpteurs Claude Ramey, père (1754-1838) et son fils, Jules Ramey (1796-1852), mais je ne pense pas que la provenance artistique des père et fils Ramey ait quoique ce soit à voir avec le nouveau statut ‘trendy’ de la rue.
François Scali
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* Marguerite Boulc’h, dite Fréhel (1891 – 1951) est une chanteuse populaire de l’entre deux guerres
** Marcel Raymond Bussières (1907 – 1982) est un acteur, scénariste et producteur français.