Il n’y a pas de définition exacte de son métier sinon ‘concepteur lumière’, qui peut vouloir tout dire. Il y a pourtant dans ces deux mots appliqués à l’architecture une simplicité qui permet d’ouvrir grandes les portes de l’imagination. L’architecture est-elle un théâtre ? Rencontre avec un pionnier.
Atelier Hervé Audibert, concepteur lumière, cela sonne bien à l’oreille d’un journaliste d’architecture. Et puis beaucoup d’architectes me parlaient de lui. Aussi rendez-vous fut pris au début de l’année 2019 à l’atelier. Tout ça pour arriver chez le typographe designer Ruedi Baur !
Hervé Audibert a installé son équipe exactement devant la grande baie vitrée qui donne sur la cour. Que ces deux créateurs se fréquentent, passé l’effet de surprise, est une évidence puisqu’ils passent chacun leur temps à offrir de nouvelles interprétations, et donc de nouvelles histoires, autour et au-dedans des bâtiments des architectes.
Sauf que les concepteurs lumière, il y a encore peu, n’étaient pas requis lors des consultations. Il y a dix ans, quel architecte avait un concepteur lumière dans son équipe ? Certes, depuis longtemps, les agences s’occupent de la lumière, naturelle ou non, la faire entrer, s’en protéger, etc. mais comme le ferait un éclairagiste de théâtre peu inspiré.
Le théâtre justement. Hervé Audibert poursuit des études à l’Ecole supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg (TNS), qui ne forme pas seulement des acteurs mais également les équipes des ateliers de couture, des ateliers de construction, etc. Reçu comme régisseur, «la pantoufle de l’acteur» selon Louis Jouvet, Hervé Audibert «fait de tout», du son, de la régie, du décor, au sein d’une troupe permanente sous la houlette du metteur en scène Jean-Pierre Vincent.
C’est là qu’il rencontre André Diot qui, avec Patrice Chéreau notamment, a transformé dès la fin des années 60 le métier d’éclairagiste de plateau en celui d’un créateur à part entière, faisant de la lumière une actrice de la mise en scène et de l’intrigue. «Patrice Chéreau considérait la lumière comme un moyen d’expression au même titre qu’un décor, qu’un acteur», raconte Hervé Audibert. «J’ai eu très vite envie de faire de la lumière», dit-il.
Le jeune Hervé Audibert collabore dans un premier temps avec André Diot avant de s’émanciper, les premières années étant évidemment compliquées tant l’idée même de concepteur lumière était encore nouvelle au théâtre. L’architecture n’y pensait encore même pas. Ce n’était qu’une question de temps.
Impossible de résumer trente ans de carrière et une épopée de théâtre géniale. Disons que jusqu’en 1996, Hervé Audibert enchaînait jusqu’à 15 spectacles par an, il en eut même jusqu’à cinq à Avignon en même temps. Eureka !
Citons parmi tous un spectacle en particulier car, Hervé Audibert ne le savait pas, il ouvrait dès 1980 un passage temporel que le concepteur de lumière de théâtre n’emprunterait que bien plus tard. Ce spectacle, Prométhée porte-feu dans une mise en scène d’André Engel d’après Eschyle, fut donné une seule fois au cours du Festival de Nancy, à l’aube, dans un carreau de mine désaffecté près de Neuve-Maisons.
Une ville en ruine et en flammes avait été rebâtie à l’entrée de la mine et, pour ce spectacle donné à 7h du matin, les spectateurs étaient acheminés de Nancy en camions militaires et, arrivés sur place, devaient trouver Prométhée.
Une œuvre éphémère tout à fait représentative d’un art où, après la dernière représentation, tout est démonté et n’existera jamais plus que dans le souvenir des gens de la pièce et des spectateurs. Sauf que là, pour une fois, Hervé Audibert était dehors, pas seulement dedans, embrassant le grand paysage, pas seulement la scène. Il allait bientôt de lui-même rendre la frontière entre extérieur et intérieur, entre la scène et l’urbain, de plus en plus floue et ténue.
«Je ne connaissais des villes que la route pour aller de l’hôtel à la salle. L’opéra, c’est de 8h à 24h, tous les jours, sans coupure. Je ne voyais pas les enfants, la vie affective était compliquée, j’avais 40 ans, j’ai dit ‘Stop’ et tout arrêté du jour au lendemain», se souvient Hervé Audibert.
Il avait rencontré l’architecte Alberto Cattani, qui a construit à Paris le Théâtre de la Colline, l’un des six théâtres nationaux, et était intervenu avec lui de manière légère et sporadique sur des cinémas.
Alberto Cattani est proche du théâtre et de la scénographie, il confie alors à Hervé Audibert toute la lumière du cinéma UGC Saint-Eustache, près de l’église Saint-Eustache, aux Halles à Paris. «Je ne connaissais pas AutoCad, ni même les ordinateurs, c’est lui qui m’amène vers l’architecture», raconte l’ancien régisseur.
Premier choc, découvrir deux ans plus tard que l’œuvre imaginée et construite demeure. «Revoir mon travail dans les cinémas m’a permis d’avoir un autre rapport à la création, la pérennité permet de réfléchir et d’avoir un point de vue qui évolue», dit-il.
Passer du théâtre à l’architecture a demandé des ajustements progressifs. «Au début j’étais spectateur de ce que j’avais fait, c’est devenu aujourd’hui un passionnant processus en cours», dit-il. L’architecture est une maîtresse impérieuse, bienvenue au club !
«Dans la culture théâtrale, le moindre détail requiert une exigence totale de sens. Il me fallait raconter une histoire avec la lumière, c’était une corde supplémentaire au violon qui devait nécessairement apporter quelque chose que les autres éléments ne pouvaient pas apporter. Notre rôle est d’apporter une vraie lecture, de proposer une interprétation. C’est avec ce bagage que je suis arrivé en archi», poursuit Hervé Audibert.
Les ajustements sont également ailleurs. Au théâtre, personne n’a d’autre vie que le spectacle, c’est une intimité de vie quotidienne, l’esprit de troupe. «En architecture, les gens ne se mélangent pas, ne se voient pas en dehors du boulot, les relations humaines sont beaucoup plus formelles». Lui, pour réaliser un travail intéressant et sensible, a besoin «d’être en complicité avec l’architecte».
La lumière, évidemment fonctionnelle dès qu’il s’agit d’architecture, doit donc selon Hervé Audibert raconter une histoire, laquelle dépend encore de la capacité d’ouverture de l’architecte.
«Nous sommes parfois sollicités par des gens très dirigistes, qui ont des idées très précises sur ce qu’ils veulent. Dans cette relation, nous apportons un savoir-faire, une approche de la lumière qui n’est pas forcément en rapport avec l’idée qu’ils s’en font. D’un autre côté, il faut comprendre le désir de l’architecte – c’est lui le metteur en scène – et à partir de là apporter des idées supplémentaires, complémentaires, et établir un dialogue. L’abstraction architecturale permet l’expression de la lumière et les architectes qui m’attirent sont ceux où je vois dans les projets une place possible pour la lumière», résume-t-il.
Les créateurs pionniers comme Hervé Audibert ont su convaincre. Il n’est pas rare désormais que dès l’annonce du concours soit inclus dans le groupement un concepteur lumière. Ce qui inquiète Audibert Hervé. «Il y a un vrai souci sur la lumière, nous sommes dans une inflation de la chose lumineuse. Devenue trop commerciale, il n’y a plus aucune gestion de l’image», remarque-t-il.
Il parle notamment de ces fronts urbains qui offrent toutes sortes d’interventions architecturales et de conceptions lumière différentes sans que les projets soient rendus compatibles et lisibles entre eux. «A grande échelle, je travaille beaucoup sur la profondeur de champ, comme au cinéma, avec des évènements lumineux qui sont des ponctuations permettant de recréer un décor. Je suis d’une culture hors archi, hors urba, c’est en cela que j’aime beaucoup ce que je fais», dit-il.
Même s’il a depuis appris à lire des tableaux de surfaces.
Il a, depuis mai 2018, quitté Joinville-le-Pont (Val-de-Marne) pour s’installer donc dans l’atelier parisien de Ruedy Baur. Il était temps sans doute pour l’atelier de sortir de son isolement.
Hervé Audibert continue en effet de faire des spectacles (autour de Fassbinder à Montpellier par exemple), il est désormais sollicité par des éditeurs de luminaires, il a gardé un goût pour l’œuvre éphémère avec les expos Bowie à la Philharmonie ou Dogons au Quai Branly, mais l’architecture est devenue le plus vaste de ses champs de réflexion et d’action. Un champ pérenne. Pour un projet à Nice, il souhaitait de la lumière liée à l’élément aquatique. Cela n’existait pas, cela existe désormais. «C’est pourtant de la lumière fonctionnelle qui éclaire le centre commercial», dit-il.
Lui-même s’exprime désormais comme un architecte. «Tout ce que nous dessinons, nous savons faire. Il est important de pouvoir réaliser ses idées, sinon elles restent un rêve», dit-il avant de fustiger à son tour les normes et réglementations : «l’absence de souplesse est un vrai drame. Les ingénieurs normalisent tout et leur univers est antinomique de la poésie». Un homme de l’art !
Il évoque alors ce projet d’un bâtiment qui se colore au fur et à mesure qu’il se vide. «On éclaire le contenu, pas le contenant, comme au théâtre», dit celui qui a inventé le bleu UGC pour mettre en valeur un détail architectural, création devenue l’identité de la marque UGC.
Prométhée avait suscité le courroux de Zeus pour avoir donné le feu aux humains, Hervé Audibert a lui trouvé l’Olympe en donnant la lumière aux architectes.
Christophe Leray