Dans l’espace physique, les traces*, involontaires ou volontaires, sont entourées de mystère, d’un halo qui masque une partie du contexte et en révèle une autre, à architecturer à travers la poétique du flou.
Quand elle n’est pas produite par l’architecte, la trace involontaire a une connotation négative. Elle évoque la tache. Mais, en y portant un regard différent, décalé, elle invoque la mémoire d’un événement. Polysémique, son sens diffère y compris pour ceux qui ont vécu le moment de son inscription. Pour une personne extérieure, elle participe à la nature même de l’espace et à sa singularité. Elle l’enrichit à la manière d’une cicatrice qui peut représenter, identifier et participer à la qualification d’une personne, sans nécessairement que soit connue l’histoire qui se cache derrière cette marque.
Rappelons que l’architecture est une œuvre non finie qui s’achève par l’installation de la vie à l’intérieur : l’habitation. Or si la trace peut être produite par des phénomènes extérieurs comme le climat ou l’usure, elle peut aussi et surtout l’être par l’occupation de l’espace par ses habitants. «Un lieu est d’abord l’objet d’un récit», écrivait l’architecte Philippe Bonnin. Les traces sont les marques de ce récit. Elles inscrivent l’histoire, l’appropriation. Elles produisent le lieu et maintiennent une continuité entre passé, présent et futur.
Pour preuve, le plaisir éprouvé dans des lieux comme les friches urbaines ou les squats d’artiste qui proposent une continuité temporelle à travers leur aspect non-fini. En complément de l’inscription s’ajoute souvent un autre phénomène : l’incongruité ou l’inadéquation à travers l’installation d’un usage dans un espace au départ non prévu pour cela. Les résultats sont surprenants. Je me souviens de «Scénographie et technologie» : une journée marathon organisée par l’artiste et théoricien Franck Ancel à laquelle j’ai participé. Elle avait lieu aux Grands Voisins dans un amphithéâtre à la forme particulière. Cet espace dédié à la médecine était très en pente car adapté à la vision de dissection de cadavres. La rugosité des tables en bois et des murs défraîchis enrichissait la performance.
J’ai ressenti la même chose dans l’espace de coworking de la rue de Trudaine qui avait investi une ancienne école et où, parce que l’occupation était temporaire, le passé était conservé. Cela créait un surplus d’âme qu’il est difficile de retrouver dans les implantations neuves relativement uniformes. Autre lieu, la réhabilitation par Lacaton et Vassal du Palais de Tokyo, un coup de génie architectural ! A chaque fois, le produit du travail est destiné à se pérenniser et à se bonifier avec le temps.
L’exposition récente DAU à Paris dans les théâtres du Châtelet et de la Ville, alors en chantier, superposait histoires du théâtre (à la fois comme lieu recevant spectacles et public, mais aussi comme lieu privé à travers l’accès rendu aux chambres, aux sous-sols et aux loges) à l’histoire pseudo-réaliste du communisme (l’institut de recherche soviétique, la cuisine, la reconstitution des kommunalkas par des intérieurs appropriés, agrémentés de tout un ensemble d’objets, de bibelots).
L’ensemble des traces induites par cette installation géante requestionnait notre relation à des espaces-temps floutés, où nous-mêmes, visiteurs, étions perdus dans ce décor habité à la fois par des mannequins de cire (personnages de fiction) mais surtout par des acteurs, des ‘perfomers’ et par d’autres spectateurs, sans jamais savoir quel était le rôle de chacun.
Aux histoires et à la nature des personnes, se mélangeait aussi la nature des espaces physiques, psychiques, culturels, historiques et imaginaires : le théâtre en chantier, les pseudo-kommunalkas des années 1970 avec vue sur la place du Châtelet en 2019, place couverte d’écrans vidéo à l’image de l’expérience (mise en abîme), des représentations reconstituées de la vie des années 30 à 60 dans un institut de recherche soviétique, et l’accès à une multitude de situations, fictions tirées de récits consultables à travers des recherches dans des cabines interactives mais aussi des concerts de musique, des performances, etc.
Cette expérience questionnait vie et mort et invitait à expérimenter l’intersection d’une multiplicité d’espace-temps, d’époques et de croyances au présent. Elle était intensifiée par la déconnexion qu’entraînait la confiscation de notre smartphone, rendant ponctuellement close notre porte d’accès instantanée à nos espaces virtuels personnalisés : plus d’extension de mémoire, plus d’accès direct à l’information, plus d’échanges cyber, plus de lieu de rencontre virtuel (réseaux sociaux), plus de captation photo. Une invitation à mieux explorer et mieux se perdre.
Ce mélange créait une expérience plurielle qui se renouvelait ; où les traces parlaient et les lieux se superposaient en forme de palimpseste se laissant feuilleter à découvert.
Voilà quelques exemples d’espaces physiques tirant profit des valeurs véhiculées par les traces. Ils montrent qu’accepter l’empreinte, c’est laisser au lieu la possibilité de se colorer ou se décolorer, de s’enrichir du passage de ses occupants. Cette propriété est encore plus nécessaire à une époque où s’installent l’éphémère, le nomadisme, le partage. Ces lieux qui accueillent le hasard à travers les traces involontaires, acceptent aussi l’accident (la tache qui devient trace) et le vieillissement (l’usure ou la patine). Ils peuvent aussi inviter à l’appropriation, encore amplifiée par la trace volontaire.
Autoriser l’inscription peut laisser émerger un champ de ratures grossières, voire de signes polémiques, politiques, xénophobes. Mais en restant attentif à combattre et effacer ces cas extrêmes, la trace produite par des signes volontaires peut être un moyen de partager et de s’approprier collectivement un espace dans l’habitat ou le bureau. C’est une manière de partager un mot, un texte, une photo, un conseil, une idée, etc. Dans ce cas, l’inscription demande une organisation : l’implantation de surfaces dédiées pour les traces volontaires aide à architecturer le lieu et évite le désordre. Elles permettent de laisser une empreinte de son passage dans un espace déterminé qui met en valeur les signes comme le cadre d’un tableau. Un signe qui témoignera pour nous-même d’une appropriation.
L’affection, l’attachement collectif seront amplifiés par les traces que d’autres auront laissées et qui révéleront le lieu. S’associeront progressivement les traces que laisseront les suivants dans un cycle continu qui nous reliera. Ces hiéroglyphes, plus ou moins visibles, plus ou moins décodables, agissent comme un décor polysémique renouvelé. Ils produisent un espace en mouvement jamais continuellement le même car coloré par les vies qui le traversent. La trace devient le grain, le bruit de l’espace physique. Les dialogues, des murs murs…
Si la trace involontaire s’apparente à la cicatrice, la trace volontaire, elle, s’apparenterait peut-être au tatouage mais un tatouage collectif qui se transforme continuellement.
Dans l’espace physique, la trace, «présence d’une chose absente» disait Paul Ricoeur, patine et enrichit le lieu. Elle évoque un événement, un moment comme un songe chargé d’imprécision, de flou et de mystère.
Cette approche invite alors à reconsidérer certaines dépenses allouées à la finition et l’entretien de nos espaces de vie. Ces économies permettraient par exemple de mettre en place l’infrastructure d’un smart-building ! Déployant davantage l’univers numérique, entre autres pour améliorer l’usage et la consommation de nos bâtiments, il invite tout naturellement à s’interroger sur la nature de nos traces digitales. Elles ne déploient pas le même imaginaire. Elles évoquent la transparence, la netteté qui véhicule un caractère de vérité mais une vérité souvent déformée. Intéressons-nous alors aux traces du Data-space !
Eric Cassar
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* Voir la chronique précédente «N-spaces» – La trace, pour faire du temps un allié, et rêver