Commençons par le début. Il faut s’entendre sur le terme d’«avant-garde».
Si vous faites une recherche sur Wikipédia, au premier niveau, apparaît le mouvement politique L’Avant-garde. Ici, nous sommes loin, très loin, voire à l’opposé du pseudo mouvement politique ultra conservateur du peu recommandable Charles Million. Au deuxième niveau arrive la publication gratuite Avant-Garde, un journal du Mouvement des Jeunes Communistes de France.
Le ton est donné, la notion d’avant-garde semble devenue toute relative, un mot fourre-tout, et utilisée par des personnes aux idéologies contraires.
Un peu d’histoire
Epistémologiquement le terme «avant-garde» vient du vocabulaire militaire. Il est constitué d’un groupe de soldats placés en éclaireur, devant l’armée. Explorer, occuper, harceler, renseigner, courir, faciliter et contenir sont des verbes souvent utilisés dans les nombreuses définitions du substantif féminin considéré comme un art militaire.
Ici, notre attention porte sur son sens figuré : «Etre d’avant-garde» ou «être à l’avant-garde», c’est-à-dire être novateur, à la pointe de, ou selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, être le précurseur de, à l’impulsion de nouvelles idées. Ces propositions de définitions permettent d’entrevoir cette notion d’avant-garde comme un mouvement toujours en action en ce début de XXIe siècle.
Si dans la peinture, dans l’architecture et dans les autres arts, l’avant-garde renvoie à la modernité artistique du début du XXe siècle (Duchamp, Malevitch, Mondrian, Gropius, Corbu, Wright, Chaplin, Renoir, etc.), puis à celle des années soixante dite la seconde Avant-Garde (Warhol, Rauschenberg, Art and Language, Judd, Graham, Smithson, Archigram, Parent-Virilio, etc.), et enfin la troisième – cela va faire grincer des dents – le postmodernisme (Currin, Levine, Koons, Venturi – Scott Brown – Izenour, Bofill, Rossi, England, etc.).
A sa façon, ce dernier moment d’avant-garde ne se résume pas uniquement au revival historique mais englobe le High-Tech des Foster, Rogers, Piano et Grimshaw, entre autres, et inclut le Déconstructivisme des Coop Himmelb(l)au, Libeskind, Eisenmann, etc. Cette longue liste de noms entrés dans l’histoire et de courants artistiques inventés pour écrire de nouvelles vérités esthétiques démontre la permanence de l’avant-garde depuis le grand schisme de la révolution industrielle européenne et étasunienne du XIXe siècle.
Qu’est-ce qui peut bien cristalliser sous un même vocable toutes ces subjectivités si différentes ?
L’idée de modernité semble en être la réponse la plus évidente, même dans sa dimension postmoderne. Comme le dit le grand spécialiste français de la modernité du XXe siècle Henri Meschonnic : «La modernité est un combat. Sans cesse recommençant. Parce qu’elle est un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son sens. Elle ne cesse de laisser derrière elle les Assis de la pensée, ceux dont les idées sont arrêtées, se sont arrêtées, et qui confondent leur ancienne jeunesse avec le vieillissement du monde. […] La modernité est la vie. La faculté de présent. Ce qui fait des inventions du penser, du sentir, du voir, de l’entendre, l’invention des formes de vie».* Donc … une modernité dont le but tiendrait à renouveler sans cesse les formes de notre réalité, toujours en devenir.
Il ne faut pas cependant confondre modernité et modernisme. Le second terme se termine par un «isme» et comme toujours avec les «ismes» cela finit mal un jour ou l’autre. Le fascisme, le stalinisme et le nazisme en sont les preuves historiques car ces trois mouvements politiques ont enterré toute idée de progrès (social et culturel) propre à la modernité. Le maoïsme les a bien suivis !
Cette parenthèse sur la justesse d’emploi des termes nous oblige à voir au-delà de la définition caricaturale de l’avant-garde. Souvent celle-ci tourne autour de la notion de rupture, de tabula rasa avec la passé, d’utopie, d’architecture de papier, de projets non construits, etc.
Si la modernité architecturale du début du XXe a montré à quel point la théorie et la pratique pouvaient faire bon ménage, des voix accusent trop souvent les avant-gardistes de se complaire dans la facilité de l’imaginaire de la prospective, d’être hors des réalités de faisabilité constructive.
De fait, il existe bien deux lignes de force à l’œuvre dans l’histoire de l’avant-garde architecturale. D’un côté, il y a les architectes et autres dessinateurs de fictions (en plans, en perspectives, en bandes dessinées, en films, etc.), et de l’autre, les constructeurs de nos cadres de vie.
Toutefois, un autre penseur français de l’avant-garde – Michel Ragon – explique dans l’épilogue de son classique Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes – Tome 3 – De Brasilia au postmodernisme 1940-1991 (Points, Essais, 1991) comment ces deux mondes ne s’opposent pas tant que cela mais que le premier – «l’architecture de recherche et de projets» – nourrit le second – «l’architecture de réalisations» – depuis la nuit des temps. Simplement «les réalisateurs» doivent accepter l’avance prise par leurs homologues prospectifs.
Est-il possible de définir l’avant-garde d’aujourd’hui ?
Même si en ce début de XXIe siècle perdure une certaine dichotomie entre les bâtisseurs et les chercheurs, plusieurs architectes à la double activité de praticien.ne et d’enseignant.e tentent la synthèse entre les projections les plus folles et l’usage bien physique de leurs projets d’avant-garde. Comme si ces architectes instauraient un nouveau paradigme situé au-delà des mouvements modernes et postmodernes, mais revendiqué, ou pas, comme la nouvelle avant-garde.
L’hypothèse serait de créer un nouvel horizon des possibles, paradoxalement touchable, habitable. Jacques Polieri (1928-2011), scénographe français bien connu, créateur en son temps (1956) du Festival de l’Art d’avant-garde sur le toit de l’unité d’habitation du Corbu, «signalait qu’il ne concevait pas l’avant-garde comme un coup de révolte et un prurit de la table rase mais comme une remise en jeu (plus encore que remise en cause) de tout l’acquis, pour aller de l’avant avec encore plus de liberté et de créativité».** Ses paroles peuvent être entendues comme le programme-création de toute une nouvelle vague d’architectes à la recherche de nouvelles formes de réalités à bâtir.
Incarnation des formes ; Transcendance de l’expérience ; Transfiguration du réel pour mieux créer de nouvelles réalités : ces trois postulats constitueraient les critères d’excellence pour être admis aujourd’hui au rang d’architecte d’avant-garde.
Alors nous pouvons dire qu’un.e architecte d’avant-garde en 2019 serait une personne dont les ambitions ne sont pas tant la rupture pour la rupture, l’utopie pour l’utopie, mais le renouvellement incessant des langages formels de l’architecture contemporaine. Au-delà des aspects politiques, fonctionnels et constructifs, l’esthétique des formes et/ou des concepts se poserait comme vertu, garantie et valeur du bien-être de l’usager. L’esthétique est à entendre dans le sens d’une recherche plastique qui dépasse le triumvirat éculé du philosophe grec Platon : le Beau, le Juste, le Vrai.
La commande en question
A l’heure où l’Etat et certaines collectivités territoriales abandonnent littéralement l’architecture d’auteur, y a-t-il encore des maîtres d’ouvrage pour atteindre ce niveau d’avant-garde ? Oui, par le privé qui semble là pour pallier à cette carence publique. Nous pouvons le regretter mais surtout le constater avec regret, d’autant plus que l’occupant actuel de l’Elysée mène l’Etat comme une entreprise privée.
A la différence de certains dirigeants d’entreprise, il ne donne pas le sentiment d’avoir compris que l’architecture d’avant-garde a toujours été le bras armé du pouvoir. Et pourtant lui qui veut reconstruire Notre-Dame de Paris au plus vite et fait de jolis discours devant le gratin de l’architecture*** doit vraiment être mal conseillé pour sortir tant de platitudes sur la question. Quel projet architectural présidentiel laissera-t-il derrière lui ? La rénovation de Notre-Dame pour les Jeux Olympiques de 2024 ? Pour un Président fan des jeunes pousses, de la disruption et de l’innovation, il place la barre très haut…
Heureusement, nous le verrons dans les prochaines Chroniques de l’avant-garde, des clients privés, et même publics, fourniront aux sceptiques la démonstration qu’il est possible d’habiter dans de l’architecture d’avant-garde.
A suivre …
Christophe Le Gac
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* Modernité, Modernité, 1994, Gallimard, Folio n°234
** Paraphrasé par Michel Corvin dans son ouvrage Festivals de l’Art d’avant-garde, 2004, Somogy éditions d’art.
*** Pour Emmanuel Macron, l’architecture vaut bien une (pro)messe