L’été déjà entamé, tout en préparant ses valises, que prendre à lire avant de prendre le large ? Chacun des rédacteurs de Chroniques a envoyé sa liste de livres selon une règle simple : le premier, le dernier, celui qui vous a marqué, celui qui vous a gonflé. Il y en a finalement près de 60 ! C’était à moi de faire un article, forcément subjectif, de tout ça. Alors voilà ! Pour paraphraser Céline, «il y a parfois des coins en ville si stupidement beaux qu’on ne s’y sent jamais seul».* J’espère que vous trouverez dans cette sélection de quoi animer votre été.
L’architecture se niche dans les détails.
L’architecture commence par des chemins bien différents : BD, roman, essais, guide voyages… L’architecture se tient autant dans l’éveil d’une culture visuelle que dans l’imagination suscitée par le roman.
La BD est un bel hommage à l’architecture que cela soit par les comics ou par les romans graphiques plus travaillés. La ville moderne d’Incognito City marque le 10ème tome des aventures de Spirou et Fantasio, le Silence des Pirates. Cette ville moderne réservée aux milliardaires offre un contrepoint aux dessins d’Enki Bilal dans son album 32 décembre, issu de la tétralogie du Monstre, récit futuriste où la ville est aussi belle qu’inspirée de nos villes réelles.
Ces villes imaginées au trait épuré pour Franklin ou avec un graphisme pictural proche de la peinture pour Enki Bilal ouvrent les portes d’aventures aux confins de l’imaginaire tandis que les guides bleus nous invitent au voyage, au retour au réel. Les descriptions précises et référencées sont une invitation à la découverte et à la visite, à approcher un peu plus l’architecture.
Le roman décrit aussi à travers ses héros les mouvements de la ville. Alors que le Notre-Dame de Victor Hugo a pu ennuyer, le souvenir reste vif du chapitre «Ceci tuera cela» sur la mort de l’architecture à cause de l’imprimerie : «Le grand accident d’un architecte de génie pourra survenir au vingtième siècle, (…) Mais l’architecture ne sera plus l’art social, l’art collectif, l’art dominant. (…) Le grand-œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, il s’imprimera». Hugo décrit, déforme, raconte l’architecture de la cathédrale médiévale, dans un roman soudain épuisé en quelques heures seulement tandis que la Notre-Dame de Viollet-le-Duc a cessé d’exister. Dans ce désastre de cendres, la destruction de l’architecture prouve que celle-ci reste un art social et collectif et que le roman est le support de la mémoire de la tragédie.
L’architecture est aussi indissociable de son créateur, l’architecte, cet homme à la fois artiste et technicien, libéral dans La Source Vive, d’Ayn Rand. Le héros, architecte qui refuse les compromis, et admiré pour sa liberté, est un plaidoyer bien américain sur l’individualisme, mais aussi l’architecture en tant qu’art. Si «l’ego de l’Homme est la source vive du progrès humain», celle de l’architecte est parfois bien enflée au point de tisser une étrange relation d’amour-haine face à ses écrits.
L’architecte écrivain, vénération et détestation
Que cela soit à travers leurs écrits ou leurs biographies, les architectes ont le don de la starification. Mais si l’œuvre est plus distante et finit par appartenir au public, l’écrit entretient une forme de personnalisation de l’œuvre, un lien qu’Hugo décrit si bien en estimant que la pensée est d’autant plus grande qu’elle est imprimée. Les architectes écrivent pour leur propre histoire. Si l’architecture peut disparaître, les écrits restent. Ou est-ce l’inverse ? Autant honni qu’admiré, Le Corbusier, qui créa son propre mythe et façonna sa propre histoire, exaspère avec quelques-uns de ses ouvrages dont Vers une architecture, manifeste du mouvement moderne, ou encore un ouvrage La petite maison, à propos de la réalisation de la Maison du Lac pour ses parents, qui a pu fasciner en première lecture et qui aujourd’hui n’est plus guère goûté.
A l’instar de l’architecte franco-suisse, le néerlandais Rem Koolhaas a lui aussi appris à construire son image médiatique par l’écrit, une production éditoriale diversement appréciée : si son S M L XL, objet manifeste de 1 400 pages, en agace plus d’un, New-York Délire, semble faire partie des ouvrages importants des rédacteurs de Chroniques. L’un d’eux s’emporte : «Les saillies verbales d’un Ricciotti dans L’architecture est un sport de combat confère à l’onanisme et s’avère très pénibles». Question de style ?
Si l’architecte cherche à écrire sa propre histoire, parfois il la délègue, pas toujours à bon escient… Qui n’est pas exaspéré par ces ouvrages prépayés par les architectes ? S’assurer la postérité ne veut pas dire payer pour exister. Laisser le temps à un éditeur de découvrir le travail d’un architecte et de choisir lui-même de s’en saisir vaut bien mieux que de se payer une monographie. Et il vaut mieux même parfois une biographie romancée pour découvrir l’homme derrière l’œuvre. L’ouvrage de T.C. Boyle, Les femmes, roman sur F.L. Wright, évoque les femmes qui ont entouré celui qui est toujours considéré comme «le plus grand architecte américain du XXe siècle». Derrière l’architecte se cache un être sensible dont la vie habite l’œuvre. La découverte de l’architecture est toujours celle de la rencontre avec l’homme ou la femme de l’art.
Des classiques aussi !
Des classiques de l’histoire de l’architecture aussi se glissent dans cette liste d’un été studieux. Citons par exemple Erwin Panofsky et son Architecture gothique et pensée scolastique ou L’enseignement de Las Vegas par Venturi et Scott Brown, ou même le best-seller, lu par tous les étudiants en architecture ou histoire de l’art, de Kenneth Frampton, L’Architecture moderne – Une histoire critique. La modernité reste très présente, que cela soit à travers des monographies de Mallet-Stevens ou du Bauhaus, ou les écrits de Le Corbusier. Le mouvement moderne encore et toujours, même si celui-ci est quelque peu malmené dans B comme Bauhaus de Deyan Sudjic, qui avec son abécédaire revient de manière singulière sur l’histoire du design.
Finalement, nos plus beaux émois d’architecture semblent toujours dus à la littérature. La prose se suffit à elle-même. Les villes invisibles d’Italo Calvino, à la découverte des cinquante-cinq villes au nom de femmes, est une expérience de l’invisible et une expérience narrative. Décrire, imaginer la ville, en poésie aussi, avec Les villes tentaculaires d’Emile Verhaeren ou le Spleen de Paris de Baudelaire. Baudelaire dont Julien Gracq s’inspira pour son livre La forme d’une ville, une déambulation de souvenirs dans sa chère ville de Nantes.
Si vous n’avez pas encore fait votre valise, voici la liste des rédacteurs de Chroniques pour passer un bel été (ou éviter de s’embêter justement). Si vous vous sentez d’humeur à partager vos coups de cœur ou vos coups de mou, envoyez-nous votre liste pour inspirer un autre article !
Julie Roland
Les livres de la rédaction de Chroniques
Le premier livre d’architecture que vous avez lu?
Aragon, Le Paysan de Paris, Paris, Éditions Gallimard, 1948
Enki Bilal, 32 décembre, Paris, Les Humanoïdes Associés, 2003
Banister Fletcher, A history of architecture, London, Batsford, 1905
Kenneth Frampton, L’architecture moderne – Une histoire critique, Londres, Thames & Hudson, Londres, 1985 (cité par deux rédacteurs)
Franquin, Spirou et Fantasio, T.10 Les pirates du silence, Paris, Dupuis, 1958
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Le livre de poche, Paris, 1975
Georges Gromort, Les éléments d’architecture classique, Paris, Vincent Fréal, 1960
Robert McCarter, Frank Lloyd Wright, Phaidon, 2002
Christian Norberg-Schulz, L’art du lieu, Paris, Éditions du Moniteur, 1997
Georg Simmel, Les Grandes villes et la vie de l’esprit, Paris, Payot, 2002
Ayn Rand, La source vive, Paris, Plon, 1997
Le Guide Michelin
Le Guide Bleu: France, Italie, Grèce
L’encyclopédie des Beaux-Arts
Un livre sur Robert Mallet-Stevens
Le livre que vous avez détesté ?
Rem Koolhaas, Bruce Mau, Small, medium, large, extra-large, Office for Metropolitan Architecture, Cologne, Benedikt Taschen Verlag, 1997 (cité deux fois)
Le Corbusier, L’histoire d’une petite Maison, Zurich, Editions d’architecture, 1968
Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Paris, Le Point, 1971
Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Flammarion, 1995 (cité deux fois)
Ernst Neufert, Les éléments des projets de construction, Paris, Editions du Moniteur
Rudy Ricciotti, L’architecture est un sport de combat, Paris, Textuel, 2013
Les monographies éditées par les architectes
Le livre qui vous a marqué, influencé ?
Christopher Alexander, La ville n’est pas un arbre, Architecture, Mouvement et Continuité, n°161, Novembre 1967, 3-11
Charles Baudelaire, Le spleen de Paris, Paris, Pocket, 1995
Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Librairie Droz, 1972
T.C. Boyle, Les femmes, Paris, Grasset, 2010
Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Éditions du Seuil, 1984 (cité deux fois)
Yona Friedman, L’ordre compliqué, Paris, Tel Aviv, Éd. de l’Éclat, 2008
Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, J. Corti, 1985
Louis Kahn, Silence et lumière, Paris, Éd. du Linteau, 1997
Rem Koolhaas, New York Délire, Marseille, Parenthèses, 2002 (cité deux fois)
Jacques Laurans, Pierre Soulages : 3 lumières, Paris, Farrago, 1999
Le Corbusier, L’histoire d’une petite Maison, Zurich, Editions d’architecture, 1968
Charles C. Mann, 1493 : Comment la découverte de l’Amérique a transformé le reste du monde, Paris, Albin Michel, 2013
Juhani Pallasmaa, Regard des sens, Paris, Éd. du Linteau, 2010
Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Ed. de Minuit, 1992
Claude Parent, Errer dans l’illusion, Les architectures hérétiques, 2003
Edward T.Hall, La dimension cachée, Paris, Éditions du Seuil, 1978
Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour, L’enseignement de Las Vegas, Bruxelles, Mardaga, 1978
Emile Verhaeren, Les villes tentaculaires, Paris, Librairie générale française, 1995
Frank Werner, Covering + Exposing – the architecture of Coop Himmelb(l)au, Bâle, Birkhäuser , 2000
Emile Zola, Le ventre de Paris, Paris : Pocket, 1999
Bauhaus, Edition taschen
Le dernier livre que vous avez lu ?
Gilles De Bure, Christian de Portzamparc, Paris, Terrail, 2003
Philippe Boudon, Entre Géométrie et Architecture, Paris, Editions La Villette, 2019
L’œuvre de Charles Buckowski
Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Éditions du Seuil, 1984
Albert Camus, L’étranger, Paris, Gallimard, 2013
Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952
Collectif, La fabrique du vivant, Orléans, Editions HYX, 2019
Kenny Cuppers, La Banlieue, un projet social, Marseille, Parenthèses, 2018
Giovanni Fanelli, Roberto Gargiani, Histoire de l’architecture moderne. Structure et revêtement, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, cop. 2008
Benoit Goetz, La dislocation, Paris, les Éd. de la Passion, 2001
Christine Sourgins, Le mirage de l’art contemporain, Paris, la Table ronde, 2005
Deyan Sudjic, B comme Bauhaus, Paris, B42, 2019
*La citation originale : «Il y a parfois en ville des coins si stupidement laids que l’on s’y sent toujours seul».