L’architecte entra d’un pas vif et Ethel Hazel, sa psychanalyste, nota qu’il semblait plus élancé, voire plus enjoué que d’habitude. Il n’était pas en noir.
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«L’homme qui veut s’instruire doit lire d’abord, et puis voyager pour rectifier ce qu’il a appris» Giacomo Casanova
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Ethel Hazel. – Vous semblez avoir bonne mine aujourd’hui.
L’architecte (qui a pris des coups de soleil sur le visage) – Je rentre de voyage dans un pays au nom imprononçable et dans une ville au nom encore plus imprononçable.
E.H. – Ha, vous avez pris des vacances ?
L’architecte – Non, pas du tout, pour le travail. Pas de vacances pour moi en ce moment.
E.H. – Mais voyager, c’est toujours un peu comme des vacances non ?
L’architecte – Pas tant que ça finalement, j’ai toujours été casanier. C’est Madeleine qui voyageait beaucoup. Mais ça c’était avant. Elle devait aller à Milan à la fin du mois, c’est annulé. Son workshop en Chine, à Wuhan, sur l’architecture communiste en plus, elle n’y va plus. Du coup, elle est TOUJOURS là et c’est moi qui cherche à m’évader et m’aérer l’esprit. Mon pote Emmanuel P. m’a mis sur des coups possibles, des marchés à prendre, en Ouzbékistan, en Azerbaïdjan, en Arabie Saoudite, etc.
E.H. – Cela devrait vous réjouir, travailler autrement, ailleurs…
L’architecte – Et c’est bien payé ! Mais je me demande si c’est vraiment une bonne idée que de s’associer à un dictateur qui affame son peuple avec comme ligne de mire de revisiter l’architecture communiste de Bakou ! Personnellement, je trouve ça limite et je me demande quelle serait la réaction des enfants.
E.H. – Quelle serait-elle selon vous ?
L’architecte – (pensif) Je pense surtout qu’ils seraient contents que je disparaisse de la circulation un petit peu, que l’air devienne un peu plus respirable à la maison. Et comme leur mère ne sort plus, que ce soit moi qui m’éloigne de la maison, de l’agence et du pays les ravirait peut-être. Mais c’est difficile de se mettre dans la tête des ados. Si ça se trouve ils seraient heureux pour moi et heureux de venir avec moi visiter ces pays exotiques. Mais, les enfants… Je préfère éviter le sujet pour le moment.
E.H. (prenant note qu’il faudra justement y revenir puisque c’est lui qui en parle) – Au moins ce voyage a dû vous changer les idées.
L’architecte – Certes, certes. Je pensais me détendre mais je me suis senti comme un poisson hors de son bocal. Pour une fois que le gros poisson c’était moi, accueilli dès l’aéroport avec force courbettes… Il y avait même la télé locale ! Ce bocal est grand certes mais poussiéreux et ennuyeux à mourir. Et là encore, mais pour d’autres raisons, je me sentais épié par tout le monde. Même l’hôtel où j’ai résidé, luxueux certes, le meilleur en ville, construit par un architecte anglais, même cet hôtel suintait la tristesse, les employés hypocrites au garde-à-vous qui me donnaient du Cher maître par ci, du Très cher Monsieur ou Ami inestimable par là, les agents du pouvoir qui font semblant de rien mais savent tout de vos faits et gestes.
E.H. – (Il devient parano ou quoi ?) Mais vous y étiez pour travailler non ?
L’architecte – Oui, pour un projet plein de bonnes intentions sur le papier, un musée à la gloire d’un potentat local qui a régné un jour sur son bout de désert. Il y a là une nouvelle ville en construction, j’entendais les scies et les engins de chantier du matin au soir, et encore la nuit à la lueur des torchères.
E.H. – Vous a-t-on confié le projet ?
L’architecte – Je ne sais pas encore. On doit m’appeler hahaha (rire jaune). Dans notre métier, on ne fait qu’attendre les appels.
E.H. – Mais comment espérez-vous faire votre métier d’architecte dans des pays où vous n’y connaissez rien de la culture et des modes de vies ?
L’architecte – Les modes de vie, vous savez, ils sont de plus en plus globalisés, mondialisés, universalisés… Il ne faut pas être grand clerc pour dessiner une tour, de style international si vous voyez ce que je veux dire, à Ho Chi Ming Ville ou à Bakou ou à Petaouchnok au fin fond de la Russie. Si vous croyez vraiment que la culture y est pour quoi que ce soit, regardez le musée de Jean Nouvel au Qatar.
E.H. – (elle se souvient d’avoir vu des images sur une chaîne people, elle avait trouvé le bâtiment pas mal, poétique) Celui en forme de rose des sables ?
L’architecte – Exactement. Pour Nouvel, c’est trop facile. Le Qatar lui demande un musée, il propose une rose des sables et tout le monde crie au miracle. Mais, entre nous, si le Qatar demande un musée au même moment à tous les architectes français, combien de ceux-là, après s’être bien gratté la tête pour un concept bien contextuel, proposeront une rose des sables ? 99% ? Mais si l’architecte de Dupont&Dubois s’écrie, Euréka, j’ai trouvé, il faut une rose des sables pour le musée du Qatar, il se fait foutre de sa gueule. Mais si c’est Nouvel qui dit la même chose, toute la presse et l’intelligentsia tombent en pâmoison et crient au génie. Pourtant quoi merde, une rose des sables, au Qatar, il ne faut quand même pas se fouler ! C’est comme décorer un mobil-home en Vendée avec des coquillages made in China ! Des concepts comme ça j’en ai en pagaille : une sardine à Marseille, un sous-marin à Lorient, un corsaire à Saint-Malo, une mine à Lens, du nougat à Montélimar et des rillettes au Mans. Une rose des sables… Et pourquoi pas un chameau ? Il faisait deux bosses à son musée et Nouvel pouvait mettre ça sur le compte de la biodiversité.
E.H. – Vous ne voulez donc pas construire de chameau dans le désert ?
L’architecte – C’est plus compliqué que ça. Quelle est la différence entre travailler pour un dictateur, et s’il veut plein de frous-frous en façade, il les aura, et une grosse entreprise de construction ou un promoteur qui vont essorer le projet jusqu’à l’os ? Pour l’architecte, c’est la même défaite, c’est la réduction du métier à sa seule fonction technique : «Oui oui Monsieur Blanc, nous allons mettre des frous-frous exactement là où l’indique votre formidable intuition, comment ferions-nous sans vous ?», «Oui oui Monsieur Brun, nous allons remplacer les volets en bois par du PVC et bravo encore pour votre sagacité financière, que ferions-nous sans vous ?». Je suis toujours étonné que pas plus d’architectes, constamment humiliés, ne pètent pas un câble…
E.H. (en alerte) – Parce que vous en connaissez qui ‘pètent un câble’ ?
L’architecte – A vrai dire non. J’en connais qui ont abandonné le métier et sont partis en Bretagne vendre des crêpes mais la plupart de ceux que je connais encaissent et encaissent encore, tant ils sont passionnés. Et moi j’en ai mon compte d’encaisser.
E.H. – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – Voyez-vous, le meilleur moment de ce voyage, le seul vrai moment de bonheur, est quand j’ai pu m’échapper un jour à la montagne, pour pêcher. Là je dois rendre grâce à Nathalie – elle avait un joli nom ma guide – qui a été super pour ce plan-là, au débotté. C’était génial. Perdu en pleine nature sauvage, loin de tout, le genre d’endroit où si vous y laissez un cadavre, il est bouffé par les ours avant que quiconque ne le retrouve.
E.H. – (encore plus en alerte) Comment ça elle avait …
DRINNNN DRINNNNNN
L’architecte à peine parti, la thérapeute, frustrée, eut une vision : et si l’architecte lui mentait, lui mentait depuis le début ? Et si Géraldine, qui avait coutume d’accompagner l’architecte à la pêche, était planquée quelque part dans la nature en train de se faire bouffer par les ours, dans un lieu connu de lui seul ? Cette pensée la fit frémir. Et elle n’avait même pas eu le temps de demander ce qu’était devenue la meilleure amie de Madeleine. Elle en eut la chair de poule et alla fermer la fenêtre. Il s’était passé deux minutes à peine depuis le départ de son patient que son téléphone se mit à vibrer. Elle vit que c’était le Dr. Nut qui appelait. Elle hésita une seconde puis décida de décrocher.
«Allo», dit-elle.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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