Ding dong. Entre l’architecte. Ethel Hazel, la thérapeute, note qu’il est encore plus dépenaillé et échevelé que d’habitude. Il la salue à peine.
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«Le but de la vie est le développement personnel. Parvenir à une parfaite réalisation de sa nature, c’est pour cela que nous sommes tous ici». Oscar Wilde (ou est-ce Jack l’Eventreur ?)
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L’architecte (qui ne s’embarrasse pas aujourd’hui de préliminaires) – Je n’en peux plus, je n’en peux plus. Et quand je suis à bout comme ça, je sais qu’il est grand temps que je vienne vous voir, pour lâcher de la vapeur, sinon je ferai n’importe quoi.
Ethel Hazel (calme et souriante) – Et qu’est-ce qui vous cause tant d’émoi ?
L’architecte – C’est un peu la cata à l’agence. Madeleine, sans nouvelle de sa copine, est d’une humeur détestable. Elle veut tout régenter, tout faire autrement. Elle s’est mis en tête par exemple de recruter une directrice du développement. Une directrice notez-bien… J’assiste aux entretiens, elle ne peut pas faire autrement, mais je n’ai pas voix au chapitre ou sinon ça dégénère à toute vitesse et puisqu’elle a constitué un clan autour d’elle, j’évite désormais les commentaires. Alors je les vois passer les malheureuses. Il y en a, la classe, plein de bonnes idées mais elles doivent courir après Madeleine pendant des semaines pour avoir une décision, tandis qu’elle les emmerde pour la couleur de la chemise du dossier truc. Je me souviens de celle-là, hyper pro, une vraie cadre pour le coup, sans réponse de Madeleine pour un dossier urgent, elle vient me voir. Ensemble on a la solution pour son dossier, pas exactement celle de Madeleine mais bon c’est fait et voilà Madeleine qui m’accuse ensuite d’avoir monté sa nouvelle directrice contre elle, la pauvre a dû dégager avant même la fin de la période d’essai, et croyez-moi, elle était contente de partir. Bref, soit elles sont bonnes et elles s’enfuient en courant ou sont virées, soit ce sont des incapables. Et pendant ce temps-là je ne vois pas grand-chose qui avance. Même moi, surtout moi, j’ai bien du mal à obtenir des réponses de Madeleine. Je m’occupe des chantiers dans mon coin mais je vois ce qui est à faire et n’est pas fait. Et si je dis quoi que ce soit, c’est la crise.
E.H. – Mais Madeleine était associée à l’agence toutes ces années, pourquoi tout partirait-il à vau l’eau si c’est elle qui dirige ?
L’architecte (énervé) – Parce que ça ne correspond pas au fonctionnement de l’agence. Depuis le début, toutes ces années, tout était géré ensemble, moi plutôt les mains dans le cambouis, à elle la réflexion intello et les conférences. Et ça marchait plutôt bien, nous n’étions jamais d’accord mais portés par un même objectif, un projet. Et, souvent, un bon bâtiment émergeait. Vous savez l’architecture ça tient parfois de la magie. Sauf que cette relation est désormais cassée, et sans doute y suis-je pour quelque chose maintenant que je trouve qu’elle me saoule avec ses grands mots finalement remplis de vide. Alors, faire autrement à l’agence, pourquoi pas, mais si tu embauches pour réorganiser les choses, il faut commencer par savoir ce que tu veux.
E.H. (un peu suffisante, à la rescousse toute féminine) – Avec une directrice du développement, l’intention est de développer l’affaire, c’est assez clair, non ? En quoi n’est-ce pas une bonne idée ?
L’architecte – Justement, développer, développer, développer, tout le monde n’a que ce mot-là à la bouche. La sacro-sainte croissance ! Mais développer pourquoi ? Toutes ces années, nous avons été heureux d’un point de vue professionnel, avec une agence à taille humaine, sans que ce soit la course du rat. Certes c’était du boulot, mais il n’y a que 24 h dans une journée, quelle que soit la taille de l’agence, j’avais même le temps d’aller à la pêche et Madeleine de préparer ses conférences et les enfants n’avaient pas l’air malheureux. On gagnait bien notre vie et on construisait de beaux projets.
E.H. (s’apprête à l’interrompre mais il ne lui en laisse pas le temps) – …
L’architecte (sa voix devenant plus aiguë, toute de fureur retenue) – Mais Madeleine assène qu’il faut anticiper, AN-TI-CI-PER, que les ‘petites’ agences comme la nôtre sont vouées à disparaître si elles ne grossissent pas ou ne s’associent pas avec d’autres. C’est n’importe quoi. Nous avons toujours collaboré sans problème avec d’autres agences ! Sans doute que les agences d’architecture auront bien changé dans 20 ou 30 ans et qu’une agence comme la nôtre n’existera peut-être plus, du moins telle quelle, mais d’ici-là, à nos âges, nous avions largement le temps de finir notre carrière en travaillant bien – au contraire, en travaillant encore mieux – sans avoir à se «développer» plus.
E.H. – Peut-être manquez-vous d’ambition ? La sienne n’est-elle pas légitime ?
L’architecte (qui explose) – Mais l’ambition de quoi grands dieux ? De devenir une grosse agence ? Pour faire de la concurrence à Dominique Perrault ou de l’ombre à Architecture Studio ? Pour la laisser en héritage ? A qui ? Aucun des enfants ne souhaite reprendre l’agence, pour ça c’est râpé. Alors quoi ? Faire des projets à 400 logements ? Si elle veut faire 400 logements, c’est pas dur, les copro dégradées supplient les architectes de venir travailler pour elles… C’est pas glamour, ça c’est sûr, mais 400 logements, c’est 400 logements… Alors se développer jusqu’à combien ? 100 salariés ? 150 ? Développer des filiales dans le monde entier ? Sinon quoi, faire un musée au Qatar ? Un hôpital à un milliard ? Une fondation pour milliardaires ? Avec nos références de lycées, d’EPHADs et centres culturels à Triffouillis-les-deux-oies ?
E.H. – C’est de votre amertume dont vous parlez ?
L’architecte – Moi amer ? Non, jamais de la vie. Simple question de bon sens. Rares sont les génies, et ceux-là s’aperçoivent assez vite en général qu’ils sont des génies, tous les autres s’aperçoivent à peu près au même moment qu’ils ne le seront jamais, un génie. Après c’est à chacun de faire au mieux de ses capacités avec autant de sincérité que possible, et c’est déjà pas mal. Maintenant, nous serions une jeune agence avec un peu de réussite, comme nous en avons eu en commençant, sans doute que j’entendrais son raisonnement et je comprends que des confrères se structurent de telle façon. C’est leur vie ! Pour ma part, je ne suis pas sûr que le développement effréné de l’agence soit source de qualité architecturale ou de sérénité. Je pense qu’il faut être prudent. Sans compter que nombre d’agences sont incapables de gérer les effets de seuils, 30 ou 50 ou 80 personnes à l’agence, ce n’est pas la même chose. A Dupont&Dubois, on a déjà bien du mal à garder notre équipe avec toutes ces histoires. En ce qui me concerne, j’estime que pour bien s’occuper d’un client, il ne faut pas toujours avoir la tête au coup d’après. Sinon, à ce compte-là, moi aussi je veux bien AN-TI-CI-PER et commencer à concevoir des usines de transformation des cafards en nourriture énergétique parce qu’au rythme du réchauffement climatique, dans 20 ans, c’est peut-être tout ce qu’il restera à bouffer.
E.H. – ???
L’architecte – Voyez les rats qui prolifèrent à Paris, ils sont parisiens depuis des centaines de générations. Vous en prenez un, vous le mettez à la campagne il meurt de faim mais à Paris, il est chez lui, exactement, les plus forts se partageant les copropriétés près du canal ou avec vue sur la Seine ou la tour Eiffel.
E.H. (son téléphone a vibré discrètement. Elle n’y prête généralement pas attention durant les séances mais là, elle ne sait pas pourquoi, elle a gardé le téléphone près d’elle. Elle sursaute en s’apercevant que c’est le Docteur Nut qui lui envoie un message, ce qui est tout à fait inhabituel. Mais elle n’ose pas le lire immédiatement. Pour le coup, elle a perdu le fil) – Quel est le rapport avec les rats ?
L’architecte – C’est que j’en parlais l’autre jour avec un ami qui notait l’arrogance des rats parisiens qui n’ont peur de rien ni de personne. Je lui disais que la solution existe, qu’il suffit de lâcher dans Paris des hordes de chats sauvages, non castrés, et de les laisser bouffer la vermine. Si vous ne voulez pas de rat, il faut des chats. Mais personne à Paris n’est prêt à voir les rues squattées par des groupes de chats sauvages, plus ou moins pelés et agressifs qui font un boucan d’enfer deux fois par an au moment des chaleurs, et il y aurait même des petites vieilles pour les nourrir, comme elles le font des pigeons, ce qui irait à l’encontre de l’objectif et serait donc contre-productif. Donc les rats, on n’y coupera pas. Et, puisque la ville se réchauffe, il y aura bientôt des cafards gros comme le pouce. Je peux vous le dire, la ville de Paris n’est pas prête pour les grosses chaleurs… Hahaha. Vous avez aimé les punaises de lit, vous allez adorer les blattes et autres bestioles des pays chauds ! Il faudra bien les bouffer ! Hahaha.
E.H (ne sachant que faire de tout ça) – Certes, certes. Mais ce n’est sans doute pas ce que Madeleine entends par anticiper et …
DRINNNNNN DRINNNNNNN
L’architecte parti en vitesse, la psychanalyste reste perplexe. Les rats ? Les cafards ? Son patient est-il enfin en train d’entrouvrir les portes des secrets qui le rongent ? A la réflexion, elle s’en réjouit. «On progresse», se dit-elle.
C’est donc finalement joyeuse qu’elle ouvre le texto du Docteur Nut : Trouvé dans les égouts trace de la voisine de l’architecte. Un bijou, avec encore des lambeaux de chair, identifié ADN. On pense qu’elle a été mangée par les rats. On cherche un corps. J’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir. On en parle bientôt. Nut.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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