Les rythmes, plus ou moins interactifs, personnalisent les lieux et transforment les relations dans l’espace, c’est-à-dire que si le visiteur agit sur l’n-spaces, c’est aussi l’n-spaces qui agit sur les visiteurs l’un et l’autre pouvant entrer en résonance.
De même que nous imaginons des liens entre espaces et personnes, nous pouvons en imaginer avec des climats, des plantes, des animaux, des objets, etc. Un espace agit plus ou moins dans la relation entre les êtres. Dans l’espace physique, un couloir ou un passage étroit sont par exemple davantage propices à l’effleurement qu’une vaste place. Les coins et recoins, l’ombre, la lumière peuvent, selon les moments, inciter des regroupements, des échanges.
Ces propriétés peuvent aussi être détournées à l’image, par exemple, dont les gilets jaunes se sont appropriés les ronds-points : immobilité au centre du mouvement, visible de toute part. Avec ces installations riches de symboles, ils redonnaient temporairement du sens aux surfaces résiduelles accrues de ces aménagements étalés, trop nombreux et parfois inutiles.
De manière analogue, les spécificités (propriétés, caractéristiques, etc.) numériques d’un espace physique, ses liens, peuvent induire des attitudes, des actions, voire encourager, suggérer des relations nouvelles entre différentes personnes présentes. Le sentiment de «nous d’un lieu» (l’ensemble des individus et l’espace-temps qui les contient) peut donc être amplifié de différentes manières à travers les multiples dimensions de l’n-spaces.
Les liens digitaux peuvent aussi produire de nouvelles situations, inhabituelles ou improbables, allant même parfois à l’encontre des us et coutumes comme lorsqu’Alfred Hitchcock crée dans la mort au trousse une situation de suspens et d’inquiétude dans un vaste espace plein de lumière d’où émerge un avion, alors que les règles d’usages lui auraient dicté de privilégier un espace étroit et sombre. La conception s’enrichit. Son langage s’épaissit. Des situations connues peuvent induire des expériences nouvelles, inattendues.
Des relations combinant divers espaces-temps
De même que l’espace peut agir sur la relation d’un visiteur avec des informations ou avec d’autres visiteurs, il peut également ouvrir sur d’autres espaces-temps. Dans un espace public, l’artiste Thierry Fournier invitait à travers son œuvre A+ à voir un espace et son image passée avec un décalage de 24h. Cette vision simultanée du même lieu à des temporalités différentes met en évidence la superposition des espaces-temps. Elle rend visible la mémoire visuelle du lieu, invitant aussi par contraste à poser un regard plus fin sur le ciel, le sol, l’air etc.
Dans un projet de station de métro à Moscou, nous avions proposé de mettre en relation visuelle les voyageurs attendant sur des quais localisés en différents lieux de la ville. Le hasard d’une rencontre, combiné à une impossibilité d’un contact physique, transforme notre rapport à l’autre et à l’espace.
Ces exemples présentent des manières de lier des n-spaces. Le lieu s’ouvre ou se referme, donne accès aux informations, individus, espaces-temps, de manières variables et conditionnées en fonction de paramètres prédéfinis. Le lieu devient multiple, il se transforme et interagit avec des viveurs (vivant actifs) situés dans des espace-temps pluriels.
Appropriations et rituels : liens d’un lieu
Pourquoi je me sens bien ici plutôt que là ? Pourquoi cette sensation ? C’est une histoire de rythmes, de flottements, de pulsations, de résonances. La pensée est altérée par un lieu, à travers son battement intérieur, mais aussi via la mémoire, voire les transmissions, les superstitions inscrites en l’homme.
Etre bien dans un lieu. Se sentir mieux ici que là, dans telle maison (familiale), sur telle terre de Bretagne ou de Méditerranée. D’abord il y a l’idée de confort, de sécurité, d’assimilation sensorielle, de remémoration. Le territoire est familier : je connais tous les bruits de cette maison, je connais bien les lieux, les coins et recoins. Je sais généralement comment l’espace et la matière réagissent, à quoi ils ressemblent ; j’y ai inscrit des souvenirs ou il me rappelle… Bref, je les apprivoise ou les ai apprivoisés. Je reconnais jusqu’à la nature de l’air. Le champ sensoriel est connu, reconnu, intégré, ingéré. La complexité devient simplexité comme par exemple avec l’apprentissage d’un système de conduite.
Le hors lieu ou hors sol n’existe pas. Il est courant d’adjoindre une habitude, une action, un systématisme à un lieu, c’est de la dimension du rituel, de la répétition, une façon de préparer son corps, son esprit, de le détendre, l’ouvrir. «Avant d’écrire je bois du café» ou «Avant de jouer, j’allume des bougies».
Un rituel peut être lié à notre rapport à l’environnement, au temps (j’écris tous les jours de 7 à 9h), à l’espace (sur ce bureau, je m’installe dans ce fauteuil), à nos usages, j’utilise tel stylo, etc., aux éléments qui nous entourent : certains deviennent pour nous des signes individuels, ou collectifs comme par exemple lors d’une cérémonie du thé. Il y a l’idée de retrouver un cadre composé, systématique, de manière à ce qu’il agisse sur nous à partir de l’extérieur. Ce cadre prédispose ou prépare, il ouvre un espace symbolique qui imprègne, rassure. Un lieu se découvre, s’apprivoise, se (re)découvre et parfois aussi se quitte.
Mais ce rapport à l’espace diffère d’une personne à l’autre. Entre le nomade et le sédentaire, tout une palette de modes d’appropriations, d’attitudes, d’habitudes existe. Répondre au plus grand nombre est donc offrir une pluralité de possibles.
S’approprier un lieu consiste aussi à pouvoir y retrouver des objets, des empreintes, des signes, c’est l’aménager, parfois le décorer. La trace devient pour certain un stimulus ou un élément de rituel.
Comment faire lorsque cet espace est partagé ? L’architecte doit-il proposer une atmosphère neutre pour qu’elle puisse plaire à tout le monde ? Ou décider d’une décoration collective qui est souvent le résultat de consensus, d’autant que les habitants risquent de changer au cours des mois ou des années. Que faire ? La réponse se trouve dans la diversité des lieux partagés. C’est en multipliant les atmosphères et les ambiances, en leur laissant une part d’inachevé, de mystère qu’il est facile de sortir du consensus.
Chaque espace reste appropriable mais il possède sa couleur, son identité, son énigme. Ainsi l’habitant, l’occupant choisit son environnement ou en change en fonction du moment et de son goût permanent ou passager ; de son humeur, son envie. Puis ces lieux en mouvement accueillent de possibles augmentations (espace augmenté), notamment à travers la personnalisation.
Personnalisation plurielle par superpositions
Aujourd’hui, dans les nouveaux lieux de travail (flex office) le mur d’appropriation est quasi exclusivement son écran d’ordinateur. Pourtant l’n-spaces apporte d’autres réponses permettant d’adapter l’environnement à ses préférences climatiques ou inscrire sur les murs physiquement des signes qui peuvent renvoyer à des informations notées ou vécues sur des couches virtuelles, personnelles ou partageables. Cette personnalisation nouvellement inscriptible sera différente pour chacun autant dans le fond que dans la forme. Cela en lien avec l’espace et via toute une palette d’astuces et de systèmes à déployer, renouveler, inventer.
Ces nouvelles architectures permettent de configurer l’n-spaces, de démultiplier et donc personnaliser les sens des traces dans les lieux, sur nos murs, en fonction de ses préférences facilitant ainsi l’appropriation d’un même lieu par différents individus. Décuplé, le «nous du lieu» se transforme et résonne à l’intersection du profil de l’espace configuré et augmenté de traces personnelles avec celui de l’individu ou du groupe possiblement dispersé.
Eric Cassar
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