Les architectes Yvonne Farrell et Shelley McNamara peuvent l’avoir mauvaise après avoir reçu le 4 mars 2020 le Prix Pritzker, l’une des plus hautes distinctions dans le domaine de l’architecture. En effet, quelle que soit la qualité ou non de leur travail, en pleine période #MeToo, quelques jours avant la Journée internationale de la Femme, le jury du Pritzker avait-il le choix ?
La presse française et étrangère ne s’y est pas trompée, titrant à l’envi sur le fait que deux femmes avaient gagné le Pritzker et relevant avec constance que cela ne fait jamais, depuis Zaha Hadid en 2004, que cinq femmes primées sur 48 lauréats, et encore, deux étaient en couple. Et partout l’injonction : « un petit pas pour la parité mais il reste beaucoup à faire ». Hosanna, alléluia. Comme si c’était le sujet pour un Pritzker.
Il est vrai que pour le journaliste distrait, l’info est facile à traiter : il suffit d’une brève description du travail de l’agence irlandaise Grafton Architects fondée à Dublin en 1978 puisée dans un dossier de presse très complet fourni par la Hyatt Foudation – qui sponsorise le prix et est abondamment citée. C’est surtout, en pleine période victimaire, l’occasion pour l’auteur(e) de se gargariser et se féliciter à l’unisson de ce choix audacieux du jury – deux femmes, rendez-vous compte – qui tombe pile-poil sans heurter personne. Pas de risque de se faire allumer par les réseaux sociaux donc !
Qui sait, après la grandguignolesque cérémonie des Césars en France, le jury du Pritzker a peut-être estimé qu’il valait mieux éviter le risque qu’un vieux lauréat mâle ne se retrouve le lendemain à la Une des journaux du monde entier parce qu’il y a trente ans il a soufflé dans la narine d’une stagiaire. Puisque tous les hommes sont désormais présumés coupables,* Yvonne Farrell et Shelley McNamara étaient parfaites.
Nonobstant la joie d’une telle reconnaissance, ces articles et leurs auteurs qui s’offrent bonne conscience à bon compte sur leur travail – il y a tant de Charlie… – devraient donner à Yvonne Farrell et Shelley McNamara envie de pleurer. D’ailleurs, à les lire, les deux Irlandaises ne parlent que d’architecture, d’enseignement et de l’inévitable prise en compte de la nature dans leur travail. « L’architecture pourrait être décrite comme l’une des activités culturelles les plus complexes et les plus importantes de la planète. Être architecte est un énorme privilège. Gagner ce prix est une merveilleuse reconnaissance de notre croyance en l’architecture. C’est aussi une merveilleuse reconnaissance de l’ambition et de la vision des clients qui nous ont mandatés », a expliqué Yvonne Farrell à réception de son prix.
Je ne connais pas suffisamment leurs réalisations pour me poser en critique de leur architecture mais leurs bâtiments ont l’air très bien, encore que la brique rose à Toulouse, il ne faut quand même pas trop d’imagination. Soit. Cela écrit, qu’apporte cette architecture qui vaille à Grafton Architects une telle distinction parmi tant d’agences volontaires ? Une rupture peut-être ? Une pensée originale ? Quelque chose que nul n’a jamais vu ? Delirious Dublin ?
Peu de réponses à ces questions dans les gazettes mais la mise en exergue, encore et toujours, du genre des capitaines. « Cinq [lauréates] sur quarante-huit, la parité est encore loin », déplore Télérama. « Il faudra encore s’armer de patience pour arriver un jour à la parité totale », déplore Connaissance des arts.
Que veulent dire ces gens bien intentionnés ? Que les 43 prochains Pritzkers devraient être attribués à des femmes architectes pour que, les scores à nouveau à parité, chacun puisse être enfin jugé sur son œuvre ? Que pendant ce temps-là, si un homme veut espérer un Pritzker copartagé, il a intérêt à mettre en avant son associée et espérer qu’elle soit une gagneuse ? Les associés mâle-mâle des agences, surtout s’ils sont blanc-blanc de plus de 50 ans, n’ont-ils plus qu’à faire une croix sur les prix internationaux à moins d’associer fissa une quelqu’une !
Et si le jury du Pritzker, au fil des révélations et des scandales, décide de récompenser dix couples de femmes architectes dans les dix prochaines années, tout le monde aura-t-il gagné dix ans pour la parité ? A ce compte-là, autant simplifier : les années impairs, un Pritzker mâle, les années paires, un Pritzker femelle. Etant entendu que les années bissextiles seraient laissées au choix du jury, si ce n’est pas là de la parité parfaite comme on l’aime.
Plus sérieusement, derrière cette récompense trop opportune pour être honnête et les chants de louanges, il est possible de discerner encore une forme de condescendance plus insidieuse et plus dévastatrice pour Grafton architects. En effet, tout le monde se félicite de la production de l’agence, notamment « dans le domaine de l’enseignement », insistent le jury lui-même et les articles pas avares pour citer écoles et universités.
C’est sûr qu’il vaut mieux une femme pour construire les crèches, n’est-ce pas ? Même les bien-pensants, sans y prendre garde, font déjà de leurs qualités mêmes le moyen de réduire la portée du travail d’Yvonne Farrell et Shelley McNamara. De fait, si elles avaient construit avec le même talent des bastions militaires et des casernes de gendarmerie, « à l’international » en plus, l’auraient-elles pour autant gagné le gros lot ?
Comme le remarque l’architecte Tania Concko** , « hormis [feue] Zaha Hadid, aucune femme ne construit des bâtiments institutionnels parce que cela touche à la représentation et au pouvoir. Dès lors que l’on commence à toucher à des projets qui symbolisent le pouvoir, en architecture des projets institutionnels, en urbanisme des projets de grande envergure, on entend des choses étonnantes, désobligeantes, même si ce n’est jamais formulé directement ». Tandis que les écoles pour les femmes architectes, c’est bon pour la conscience.
Que faire ? Des concours réservés aux femmes, comme au Japon ? On n’en prend pas le chemin, du moins pas en France. Les agences françaises ont déjà du mal à être retenues face aux armadas étrangères, alors femme, architecte et française, c’est sans doute trop accumuler les handicaps, sauf pour une crèche de 15 berceaux bien entendu !
Des quotas ? La question hérisse les architectes en tout genre. Pourtant, se souvenir de la remarque de Laurence Rossignol, alors ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, lors de la remise du prix Femmes-Architectes à Paris en 2016 : « Pourquoi une ministre des droits des femmes pour remettre le prix des femmes architectes ? Parce que les femmes ne gagnent pas les prix, parce que l’histoire gomme leurs contributions. Je suis moi-même issue de la parité et cela me dérange moins que de n’être pas du tout là », dit-elle.
Avec la parité obligatoire, la politique n’en fut pas radicalement transformée mais, en ce domaine, la loi a sans doute permis de déboulonner quelques vieux bougres du gouvernement et offert au pays de rajeunir d’au moins dix ans toutes taxes comprises. Bravo à Yvonne Farrell et Shelley McNamara donc !
Pour conclure, son jury incapable de résister à la pression du tribunal populaire – comme a su le faire avec courage celui des Césars – c’est le Prix Pritzker lui-même qui ressort dévalué de cette affaire puisque chacun a compris que, en l’occurrence, seul comptait finalement, pour des questions d’image, l’accent mis sur un sujet périphérique à l’architecture. Les architectes Yvonne Farrell et Shelley McNamara peuvent l’avoir mauvaise.
Christophe Leray
*Voir la tribune dans Le Monde signée par 100 avocates pénalistes et féministes « Une inquiétante présomption de culpabilité s’invite trop souvent en matière d’infractions sexuelles »
** Lire notre article Femme architecte : un handicap ? Entretien avec Tania Concko