Ce matin j’ai reçu une merveilleuse petite vidéo d’un ami médecin à SOS médecin qui, travaillant tôt, a traversé Paris à 6h du matin, sans croiser aucune voiture.
Il s’agit d’une de ces mille petites vidéos envoyées via WhatsApp et qui égayent un peu nos longues soirées confinées. Bien sûr, plus nous avons d’amis et plus le risque est grand de se faire envoyer une douzaine de fois la même vidéo, qu’on s’empresse de relayer mille fois, pour qu’elle revienne un jour par un autre rhizome de relations prétendument étanches.
Quelle est la provenance du « Castor après quatre semaines de confinement », du « bébé danseur de salsa » ou « l’adresse acquise pendant le confinement de remplir une tasse en soufflant dans la théière ?* Ce sont des vidéos « virales » comme on dit, et ce n’est pas une ellipse sans esprit pervers de constater que le virus a créé un usage « viral » des petites vidéos de WhatsApp.
Cette petite vidéo envoyée par mon ami a été tournée sur la voie sur berge rive droite (précision inutile par ailleurs puisque la voie sur berge rive gauche n’existe plus) dite voie Georges Pompidou. Ayons une pensée émue pour le champion du « Changement dans la Continuité » dont la trace dans l’histoire de la capitale du pays dont il a été chef d’Etat se réduit au patronyme d’une voie sur berge. Pour celui qui a tant fait pour l’automobile (et surtout pour les patrons de cette industrie), il est au fond assez normal d’être le panneau indicateur d’une sorte de chemin de halage des (ex) temps modernes.
Chemin non dénué de poésie minérale où le fil de l’eau se confond à l’horizon avec le fil de bitume et le rail de protection se pare d’une végétation dérisoire de graminées opportunistes. Comme il existe un poireau ferroviaire qui pousse dans des jardins ouvriers abrités derrière un talus SNCF, il y a la graminée de glissière de sécurité
Cette graminée évoquant chez moi la voix nacrée des speakerines de Fip quand, à huit heures du matin elles déclamaient avec une théâtralité qui fit leur gloire :
« Si vous êtes sur la Voie Georges Pompidou, c’est tant pis pour vous… »
Remarquez, il a aussi laissé un centre éponyme, monument architectural de toute beauté, longtemps haï par les conservateurs de tout poil – tiens, sans doute les mêmes qui crachent aujourd’hui sur la Philharmonie de Paris qui est, sans doute, après Beaubourg, le second monument de vraie rupture à Paris**. Ces derniers en reconnaîtront sans doute la beauté, dans une génération, si tous les oiseaux qui en parent la façade ne sont pas tombés avant.
Cette vidéo, donc, de la voie Pompidou vide, n’est pas sans rappeler le film C’était un rendez-vous que Claude Lelouch a réalisé le 15 août 1976.
Pour ceux qui ne l’ont pas vu : le film montre, pendant un peu plus de 8 minutes, une traversée de Paris à grande vitesse, réalisée en un seul plan-séquence filmé depuis l’avant d’une voiture roulant à très vive allure, au petit matin (5 h 30). Notons que Claude Lelouch, à la sortie de ce court-métrage, écopa a posteriori d’un retrait de permis de conduire.
La dernière scène, l’arrivée après la traversée haletante d’un Paris déserté, se déroule sur le parvis du Sacré-Cœur, autre bâtiment de rupture. Rupture d’avec la pensée architecturale, gâteau à la crème dépourvu de la moindre élégance, édifié à la gloire de l’expiation de la Commune, sans commune mesure avec les ruptures de la pensée architecturale pour célébrer les Arts, la Musique, et la Culture, qu’on évoquait ci-dessus, mais rupture quand même tant le kitsch, dont le Sacré-Cœur est l’étalon (c’est au Pavillon de Breteuil qu’on devrait le mettre, pas à Montmartre), était sans doute honni au début de la troisième République. Il conviendrait à ce propos d’interroger de vrais historiens de l’Architecture pour savoir si le Sacré-Cœur est du deuxième degré, mais j’en doute fort.
Paul Abadie est le premier des six architectes qui se sont relayés pour tartiner le grand chou d’inspiration douteuse (Sainte-Sophie à Istanbul ?), les autres sont Jean-Louis Hulot, Lucien Magne, Honoré Daumet, Charles Laisné et Henri-Pierre Reauline. Cette indication des auteurs de la grosse religieuse blanche, retournés à l’anonymat (qu’ils n’auraient sans doute jamais dû quitter), ne sert qu’à engranger des points dans un quizz sur l’architecture.
Tiens, à propos de quizz : une question : qu’est-ce qu’une architecture de rupture ?
La rupture est l’inscription d’une démarche à rebours de la pensée conventionnelle. Le kitsch sous la troisième république, Beaubourg sous le néoclassicisme ou la Philharmonique sous la mayonnaise durable écoresponsable bio solidaire.
Si l’on additionne tous les poncifs de l’époque en cherchant systématiquement quelle performance irait contre ce courant lénifiant de la pensée unique, on pourrait rouler en Toyota 4×4 diesel de 1982 année 80 en fumant un paquet de boyard papier maïs par jour, la transgression, portée dans des sphères artistiques serait une rupture.
Pour l’urbanisme, la rupture serait d’être franchement (à ses risques et périls) en marge de toutes les idées grineouachées qui pullulent dans les revues et les discours politiques, et font de nous des architectes baignés dans la lumière verte doucereuse d’une pratique néoenvironnementale biosourcée déculpabilisante et dont l’imaginaire se compte en économie de milliers de tonnes de carbone, en taux de bébios bioclimatiques et Cep d’énergie éco-équitable.
Alors, cette petite vidéo dont je voulais parler tant elle m’a rempli de bonheur par l’élégance de la Tour Eiffel et l’effet de la vitesse sur les barres de Beaugrenelle dans le fil calme de l’échelle de la Seine en ce dimanche matin.
La remise en cause de l’échelle devrait également être l’objet d’une grande rupture, ou, mieux encore, un besoin de révolution : échelle territoriale, échelle de compétence, échelle de décisions, tout ce qui relève d’une hiérarchisation des structures de décision est à jeter aux orties de l’organisation obsolète des tissus urbains. Comme le Covid fait secréter des défenses immunitaires devenues folles qui tuent le malade, l’administration a réussi à produire des anticorps de contrôle de la ville qui tuent la ville.
Panoplies des années 80 moribondes, les instruments de domination des préfectures, et donc de l’Etat, sur le paysage sont à elles seules une raison de prendre les armes contre les vocations créatives des élus ou des cadres territoriaux dont l’urbanisme réglementaire tient lieu de pensée architecturale.
Bref, la petite vidéo me fait douter de l’intérêt du déconfinement qui est une rupture d’avec le « monde d’avant », tant Paris est belle en ce confinement qui fait chanter les oiseaux à nouveau et disparaître les SUV…
C’était un rendez-vous de Claude Lelouch | 15 août 1976 :
François Scali
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* Je tiens à la disposition des lecteurs l’une de ces trois « best of » sur simple transmission de leur 06 auprès de la direction de la revue.
** Dans les deux cas cités, Beaubourg et la Philharmonique, les conditions de leur commande et l’histoire de leur mise en œuvre prouvent la rupture totale avec les usages, voire les bonnes mœurs. Après le choix du jury du concours en 1973, le président du jury, Jean Prouvé, en sortant, aurait déclaré, « … bon, maintenant on va se faire engueuler… »