Condamnation de l’Ordre des architectes : 1,5 million d’euros, selon le « barème » de la Cour d’Appel… Les barèmes en architecture, un sujet épineux depuis 1986. Secrets d’archi.
La Cour d’appel de Paris a confirmé le 15 octobre 2020 la condamnation de l’Ordre des architectes pour des pratiques anticoncurrentielles dénoncées par l’Autorité de la concurrence (ADLC) en 2019, tout en recalculant l’amende de 1,5 M€ infligée à l’époque, entachée d’un « défaut de proportionnalité ». Brève satisfaction pour l’institution ordinale car le nouveau calcul du juge d’appel aboutit à une sanction pécuniaire du même montant !
Histoire de gagner du temps, le Conseil national de l’Ordre a décidé de se pourvoir en cassation, sans craindre, apparemment, le « jamais deux sans trois ».
C’est une constante de cette organisation, dépositaire d’une prérogative de puissance publique, que d’aller jusqu’aux ultimes recours offerts à tout justiciable, pour tenter de justifier ses travers sans craindre de saler un peu plus l’addition du montant des honoraires d’avocats à la Cour de cassation.
Par quelle aberration les responsables professionnels se sont-ils mis en défaut « pour avoir diffusé et rendu obligatoire un barème d’honoraires que les architectes devaient appliquer dans leurs réponses aux marchés publics ? » Sont notamment visés, les plus zélés, les conseils régionaux de l’Ordre des Hauts-de-France, Centre-Val de Loire, Occitanie et Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Voilà qui va mettre un peu d’ambiance à l’occasion du renouvellement partiel des conseils régionaux de l’Ordre, repoussé en raison du virus, au 2 février et 8 mars 2021, la date limite de dépôt des candidatures étant fixée au 18 décembre 2020.
Chroniques d’architecture (dans son numéro du 15 octobre 2019*) avait longuement développé les arguments de l’Ordre pour justifier la publication de barèmes d’honoraires applicables aux marchés publics et les critiques opposées par l’ADLC. Le lecteur s’y reportera pour plus d’information. Toutefois, l’un des points soulevés par cet organisme mérite d’être souligné, à savoir l’existence d’une « police des prix » comportant des « mesures de rétorsions contre les architectes ne respectant pas les consignes tarifaires » qui allaient même, dans les Hauts-de-France, jusqu’à la création d’un site internet réservé aux architectes afin qu’ils dénoncent leurs confrères pratiquant des prix jugés trop bas ! Un vieux souvenir de Vichy et de la loi du 31 décembre 1940 créant l’Ordre dans sa version hard initiale !
Petit aide-mémoire. La loi du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée (loi MOP) avait défini, pour les marchés publics, la relation entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. Un an plus tard, le 1er octobre 1986, une ordonnance (signée Jacques Chirac, premier ministre) relative à la liberté des prix et de la concurrence, supprimait tous les barèmes en application de la directive européenne de libre-échange. Depuis cette date, les architectes sont donc « libres de fixer leurs tarifs ».
A l’époque, la mise en œuvre de la loi MOP sans garde-fou ni barèmes menaçait de se révéler comme une jungle entre les différents partenaires de la maîtrise d’œuvre. L’architecture étant à l’époque sous la tutelle de l’Equipement, les ministres successifs – Jean-Louis Bianco et Bernard Bosson – eurent à arbitrer entre des positions des différentes professions, notamment la détermination du CNOA à cette époque en faveur d’un encadrement rigoureux des missions de maîtrise d’œuvre.
Finalement, c’est un compromis, tentant d’éviter tous les corporatismes, qui fut mis en œuvre par la Mission Interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP). Son « Guide à l’intention des maîtres d’ouvrage publics pour la négociation des rémunérations de maîtrise d’œuvre » avait l’ambition d’être un outil technique comportant des éléments chiffrés et des références fondées sur des éléments objectifs et réalistes pour faciliter un débat librement mené.
Les bases étaient saines, la méthode raisonnable, mais le Guide n’avait pas de valeur réglementaire, son principal défaut. Etait-ce suffisant pour justifier, vingt ans plus tard un mécanisme « ayant le goût d’un barème », et prétendant n’être pas un barème ? Entretemps, il est vrai, les grandes entreprises avaient été à la manœuvre, en attendant le jugement des scandaleuses affaires de la construction des Lycées d’Ile-de-France. En 2003 (l’architecture étant revenue rue de Valois en 1995, avec Douste-Blazy comme ministre) le lobby des majors faisait valoir que :
– Les textes régissant la commande publique sont inapplicables. Ils ont été négociés pendant sept années (1993) après le vote de la loi MOP en 1985. Il n’est pas possible de recommencer un tel bras de fer avec l’ensemble des professionnels du secteur.
– La maîtrise d’œuvre n’a pas su tirer les leçons de ses rapports difficiles tant avec la maîtrise d’ouvrage qu’avec les entreprises.
– Au lieu de se rapprocher, architectes, ingénieurs et bureaux d’études se font une concurrence acharnée en sollicitant constamment l’arbitrage de la maîtrise d’ouvrage pour départager leurs missions y compris la fixation de leurs honoraires.
C’est sur ce constat que deux articles d’un projet de loi d’habilitation destiné à simplifier les rapports des Français avec leurs administrations (sic) entrainèrent des ordonnances (au motif de l’urgence, toujours) qui modifièrent le Code des marchés publics en relançant les procédures de conception-construction. Et affaiblirent un peu plus la maîtrise d’œuvre, et notamment les architectes, avant que le coup de grâce – Nicolas Sarkozy étant aux manettes – interviennent avec les P.P.P. Mais ceci est une autre histoire.
C’est donc à la lumière d’une histoire longue où les rapports de force s’exercent en continu qu’il faut apprécier les dernières péripéties de ceux qui ont délibérément mis leur nez dans le guidon des barèmes et franchi la ligne jaune ! En oubliant que les gendarmes de la construction les attendaient au tournant.
Syrus
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*Voir notre article Concurrence faussée, l’Ordre n’y est pour rien