Tout bien considéré, l’architecte Jean-Philippe Pargade devrait être un homme comblé. Sauf que sa sensibilité exacerbée souffre du carcan du professionnalisme tatillon qu’il s’est imposé en 30 ans de carrière. L’architecte a jusqu’ici toujours prévalu sur l’homme. Le moment est-il venu de retourner la proposition ? Portrait.
« La technique m’a autant fait rêver que la musique ; c’est un imaginaire incroyable dont [Jean] Prouvé parle très bien« , explique Jean-Philippe Pargade. Notez l’imparfait. Dans son agence près de Bastille envahie de soleil, Jean-Philippe Pargade n’est jamais aussi à l’aise que devant les images de ses projets, devant un plan d’exécution, une maquette. Il feuillette d’un doigt gourmand une série de plans comme le ferait un écrivain avant de présenter son livre à un éditeur. Quand il s’agit de parler de lui-même, c’est une autre histoire. L’architecte est également un guitariste de jazz accompli ; aussi, quand il parle d’architecture, les références musicales sont nombreuses mais jamais là exactement où on les attend.
A 58 ans et les cheveux uniformément blancs, Jean-Philippe Pargade, qui n’a pas grand-chose à envier à quiconque de sa génération question carrière, se pose pourtant des questions et semble, au travers de ce portrait, chercher pour lui-même des réponses. « Faut-il plus de développement pour plus de moyens ou, au contraire, réduire l’agence pour redevenir artisanal ?« , s’inquiète-il. Réflexion de nanti grinceront ceux d’une autre génération qui ont le sentiment que l’accès à la commande leur est justement systématiquement barré par ceux-là. De fait, Jean-Philippe Pargade précise plus tard qu’il entend « artisanat » avec les moyens de production moderne, « comme l’industrie du luxe » mais aussi comme peut l’être la production des guitares Fender Stratocaster qu’il affectionne, « toutes faites pareilles mais avec chacune un son différent« . Artisanat haut de gamme mais de niche donc ?
Pas si simple puisque, s’il dit aussi que le quotidien d’une agence « est lourd« , la sienne, habituée à gérer des projets de 50 à 80.000m², ronronne. Il dit encore manquer de temps pour s’intéresser aux détails – ce qu’il est capable de faire avec une minutie passionnée – mais se shoote à l’adrénaline des concours ; « une drogue« , dit-il. Bref, alors qu’il construit, beaucoup, que son agence tourne, plutôt bien, qu’il a acquis le respect de ses pairs, Pargade se plaît et/ou se morfond à envisager des futurs possibles comme si les contingences n’existaient pas. C’est aussi la marque de fabrique de sa génération : « S’adapter pour nous était une quasi obligation car les choses changeaient en même temps que nous », dit-il. Aujourd’hui que les « choses » sont stabilisées, l’homme envisage donc de changer ; mais dans quel sens, il ne le sait pas. Plutôt, il ne tranche pas.
« J’ai débuté ma carrière en gagnant un concours ouvert, c’était inespéré« , dit-il. En fait, il donne l’impression que le fait même d’être architecte reste pour lui « inespéré » et une source constante d’interrogations. C’est d’ailleurs ce qui l’a conduit, enfin, à communiquer, un peu, sur son travail. Gamin, dans un petit bourg des Landes, il était promis à une carrière de juriste, comme toute sa famille depuis des générations, comme son frère aujourd’hui notaire à Paris. L’enfant possède une forte sensibilité artistique ; il dessine, joue de la musique, tout en aimant les maths. Mais c’est à cause de la maison construite par un architecte pour ses parents qu’il se choisit comme on s’évade un avenir loin des actes notariés. Il le fait avec d’autant plus de détermination qu’il porte encore en lui le désarroi d’un père pianiste, qui voulait être médecin, qui sous la pression fut donc notaire. Jean-Philippe Pargade fuit le carcan familial – collège des jésuites – pour les Beaux-arts à Bordeaux et découvre en même temps l’architecture et la grande ville. La musique de jazz, difficile et exigeante, comme l’architecture correspond à son tempérament. « Dans l’architecture et dans la musique, il y a des notions de géométrie. Un accord est un système de proportion, les tierces, les quintes participent du même procédé qu’un tracé régulateur. La musique il faut l’entendre, idem pour l’architecture. Ce qui me plaît dans l’architecture, c’est le mélange de rationalité un peu abstraite avec une sensibilité« .
A l’issue d’un enseignement « extrêmement chaotique« , il découvre ne rien connaître aux « choses simples de la construction« . Son éducation classique – latin, grec – ne l’avait certes pas préparé aux problèmes de ventilation ou aux attributs du mur en parpaings. « J’ai la réputation d’être un architecte technique mais c’est justement parce que pour moi, la technique était de l’ordre du mystérieux« , dit-il. Un troisième cycle d’urbanisme aux Ponts&Chaussées, coopération militaire à Douala au Cameroun, première association avec des architectes et, surtout, premier établissement hospitalier à Cayenne. Une découverte. « Le domaine hospitalier était un sujet ouvert et donc un champ intéressant pour un architecte. Pendant dix ans, j’ai servi de lièvre pour les concours hospitaliers. J’aimais la complexité et les multiples facettes d’un champ finalement pas tellement exploré où la multiplicité des fonctions doit se résoudre dans une ligne simple que seul un architecte peut maîtriser« , dit-il. Il comprit également que ce domaine était l’un des rares dans lequel un architecte pouvait travailler sur des opérations de dizaines de milliers de mètres carrés. Ce n’est pas la moindre des ambitions.
Sauf qu’une sensibilité exacerbée est un couteau à double tranchant. D’un part, Jean-Philippe Pargade rend toute sa place à l’intuition qui permet de faire la synthèse des exigences spécifiques. « Si l’intuition – ce qu’on appelait le parti – est bonne, c’est un vrai plaisir : 50.000m² où tout est à sa place et nickel, c’est formidable. Il s’agit aussi d’une vision sensible car, en regard de l’efficacité, il faut faire attention à ce qui est fragile (un paysage, des gens, une ambiance, la prise en compte des malades)« , explique-t-il. Mais d’autre part, cette sensibilité est source d’inconfort qui finit par confiner au mal être. « J’ai débuté en toute confiance mais plus je fais ce métier, plus je maîtrise et plus j’ai peur. A maturité, on a moins le droit de se tromper. Ce métier conduit à être parano. Cela fait plus de trente ans que je fais des concours, sans m’en apercevoir, que je vis avec tous les jours. On ne peut être sûr de rien, on est sans arrêt fragilisé, remis en question« . Alors même que son expertise dans le domaine hospitalier est désormais incontestable, il craint encore de se faire « bouffer par un organigramme » et manifeste l’envie comme au premier jour de « faire valoir » son intuition. La différence est que, « jeune, j’avais moins de pudeur, on me regardait moins« .
Cette pudeur finit par se révéler handicapante. L’avantage est qu’elle lui a permis de se tenir loin des chapelles et de conserver ainsi toute liberté. Mais elle a l’inconvénient que, à l’aise seulement en petit comité, il est facilement blessé et, s’il s’ouvre au journaliste, c’est contre son instinct. En décembre dernier, lors d’une fête donnée à l’occasion de la sortie d’un ouvrage consacré à son ambassade de France à Varsovie, il évoluait, souriant et coi, au milieu des convives, désemparé, trouvant bientôt refuge sur la scène au milieu des musiciens. Lors d’un voyage de presse organisé à Varsovie, il n’a, de son propre aveu, « pas bien su défendre son projet« .
En partie parce qu’il se projette constamment dans l’avenir – il est significatif par exemple que dans le cadre de ce portrait, c’est un ouvrage en construction qu’il choisit de présenter – Jean-Philippe Pargade est submergé de questions : Comment évolue-t-on dans notre travail ? Comment faire pour que l’architecture soit vraiment novatrice ? Comment concilier spécialisation, qui « permet d’aller plus loin et de mieux s’exprimer« , et le nécessaire intérêt vers d’autres contextes, « se plonger dans un monde qui va me faire découvrir des tas de trucs ? « Aujourd’hui, ce qui m’importe est de choisir des projets qualitatifs mais c’est difficile car on ne sait pas où est cette qualité« , dit-il.
Après avoir expliqué à quel point son travail dans le domaine hospitalier lui permet d’appréhender parfaitement les projets en terme de fonctionnement, de circulation, d’organisation du travail, qu’il s’agisse d’une ambassade ou d’un Palais de justice, il avoue son désir de développer des occasions de projet « où on peut prendre parti sur une idée et ne pas se cacher derrière le fonctionnement« . Bref, « Faut-il plus de développement pour plus de moyens ou, au contraire, réduire l’agence pour redevenir artisanal ? » La question le taraude et l’empoisonne, et ce d’autant que des chantiers sont en cours, que les concours perdus ou gagnés continuent à leur rythme effréné, que le bien-être de ses collaborateurs de l’agence lui importe, qu’il lui faut, par devoir presque, s’intéresser aux détails et que le temps passe.
Exemplaire de cet état d’esprit est sa relation avec Varsovie. Il y a donc réalisé l’Ambassade de France et goûté ce plaisir rare, pour lui, d’avoir travaillé à l’étranger. De quoi s’ouvrir vers le monde ? Tenter sa chance en Chine où ses compétences « hospitalières » peuvent se transformer en mine d’or ? Non, il tombe amoureux de Varsovie, tient à en comprendre l’histoire, s’y plonger – il était encore il y a peu pour assister à un concert de jazz au monumental Palais de la Culture – et « aimerait » faire le concours du futur musée d’art moderne de la ville, puisque, dit-il, cela fera du bien de se « lâcher un peu« . Sa curiosité est immense mais il ne peut se satisfaire d’une connaissance approximative ; la quadrature du cercle.
Comme d’autres s’entourent qui d’un acousticien, qui d’un programmiste, etc., Jean-Philippe Pargade s’est entouré d’un coloriste, Gary Glaser. Et au fond, le nœud de son questionnement est là : comment réunir enfin l’extrême sérieux selon lequel il envisage son métier et l’artiste, qu’en son fort intérieur, il sait avoir toujours été ? Nombre de ses confrères n’ont pas ces accès de modestie et n’en dorment que mieux. Sauf que pour Jean-Philippe Pargade, à cause justement de sa réussite, la question se pose crûment et devient urgente. Sans effort aucun d’imagination, il sait en effet que s’offrent à lui plusieurs vies d’architectes mais que le choix de son futur mode de vie sera celui de l’homme. Une réponse autrement difficile à trouver donc.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 22 mars 2006