Environnementaliste, écologue, hydrologue, hydrogéologue, phytosociologue, immoticien, ergonome, designer d’espace, designer de mobilier, designer d’usage, designer de service, designer de lieux, concepteur mobilier, concepteur lumière, LEAN manager, BIM manager, SIG Manager, concepteur passif, prospectiviste, expert BDF, expert BDM, expert BDO, expert ‘cradle to cradle’, …
Qu’il est loin le temps du projet d’architecture pensé entre un architecte et un ingénieur, l’un portant la conception des espaces avec son fonctionnalisme, sa beauté, sa poésie, ce supplément d’âme qui rend chaque bâtiment unique ; l’autre assurant la partie technique : que la structure tienne et que le bâtiment respire…
Qu’il est loin de temps de l’œuvre d’art totale chère à la période de l’Art nouveau, quand la maîtrise d’ouvrage faisait confiance à son architecte au point de le laisser, seul, concevoir le projet jusqu’au moindre détail…
Sous le poids des normes, réglementations, labélisations, impositions, la marge de manœuvre créatrice et artistique de l’architecte s’est réduite à peau de chagrin. L’architecture y a perdu son supplément d’âme au rythme des interdictions : interdictions de créer des volumes, et des espaces car trop cher, trop risqué, trop dangereux, trop incertain. A une époque où l’incertitude est anxiogène, tout ce qui n’est pas normé est suspicieux. La crise sanitaire apportera sûrement son lot de nouvelles règlementations et normes, contraignant encore plus la créativité des architectes.
Aussi, pour une maîtrise d’ouvrage qui veut être certaine, avant de commencer un projet, que tout se passera bien, il est tentant d’avoir recours à une armée d’experts pour s’assurer que l’architecte et l’ingénieur prendront bien en compte les derniers diktats à la mode.
Dès l’accès à la commande il faut lever les risques en imposant un certain nombre « d’expertises opposables ». La maîtrise d’ouvrage évite l’écueil du choix, par essence subjectif, des références architecturales. Il suffit d’une spécialité peu répandue, en exclusivité, et vous pouvez ainsi réduire le nombre de dossiers acceptables et vous simplifier le choix.
Les équipes retenues s’appuieront sur cette série d’experts pour donner au bâtiment sa singularité. Les architectes et ingénieurs, ayant pour tâche de s’assurer de la conformité aux diverses normes, réglementations et impositions ont en effet perdu beaucoup d’espace d’expression, ou d’expression dans les espaces…
Qu’à cela ne tienne ! Les experts, délestés de toutes contraintes, pourront, eux, laisser libre cours à leur créativité dans le carcan que leur imposeront les architectes et ingénieurs du bâtiment, mais dans les limites du budget de la maîtrise d’ouvrage !
Car si on peut en effet trouver beaucoup d’intérêt à l’accumulation de ces expertises, et à la « co-conception » en « mode collaboratif » qui peut en découler, le problème demeure toujours le même : le fameux nerf de la guerre… Les maîtrises d’ouvrage, qui font appel à de véritables armées mexicaines, omettent souvent – voire toujours – que si les équipes de maîtrise d’œuvre sont pléthoriques, le budget alloué à la maîtrise d’œuvre doit être à l’avenant.
Comme le nouveau sport à la mode est aussi de recourir aux procédures d’appels d’offres incitant au ‘dumping’, il va bientôt falloir ajouter aux équipes de maîtrises d’œuvres des experts en négociation d’honoraires tant cela devient une activité prépondérante du travail de l’architecte. Il est d’ailleurs surprenant que cela ne soit pas encore exigé, afin que les maîtrises d’ouvrages puissent, grâce à une notice détaillée, s’assurer de la bonne distribution des honoraires selon une matrice de répartition à double entrée garantissant une rémunération équitable dans un souci de bienveillance envers chacun des membres de l’équipe.
Les enveloppes de bâtiments sont aujourd’hui affaire de spécialistes s’assurant de leur frugalité, écologie, économie, capacité énergétique, biodynamie… De même pour les espaces intérieurs, qui sont aussi affaire de designers de tous types ! La part de l’architecte et de l’ingénieur se glisse donc entre ces deux enveloppes et devient de plus en plus réduite, au point que d’aucuns pourraient être tentés de s’interroger sur l’utilité même de l’architecte et de l’ingénieur !
À un détail près : si nombre de spécialistes sont prompts à venir s’immiscer dans les équipes de projet et à démontrer aux maîtrises d’ouvrages le bien-fondé d’imposer leur présence au sein de la maîtrise d’œuvre, lorsqu’il s’agit en revanche d’endosser les responsabilités liées à cette œuvre, et notamment assurer la garantie décennale, seuls l’architecte et l’ingénieur restent présents face à la maîtrise d’ouvrage pour assumer quand les spécialistes sont aux abonnés absents.
Force est de constater que dans ce domaine aucun expert n’a trouvé pertinent de venir s’y greffer ; et si les honoraires de maîtrise d’œuvre se divisent à loisir et au gré des nouvelles expertises demandées, les primes d’assurances, en revanche, restent bien concentrées sur les épaules de l’architecte et de l’ingénieur !
Loin de moi l’idée de penser que chacune de ces expertises n’a pas son utilité et sa pertinence mais il faut admettre que beaucoup d’entre elles sont injectées dans les équipes de maîtrises d’œuvre à défaut d’avoir été interrogées en phase de définition du programme ou parce que l’acheteur public a été sensibilisé à une cause qu’il va donc s’empresser d’ajouter dans ses nouveaux marchés sans pour autant comprendre l’intérêt ni l’aboutissement de cette démarche.
Dans les pays voisins, les maîtres d’ouvrage ne font appel qu’à des architectes, ces derniers ayant obligation de respecter l’ensemble des réglementations et normes. Il est encore du ressort de ceux-là de s’entourer des compétences qu’ils jugent utiles pour arriver aux objectifs de la maîtrise d’ouvrage. Ceci engendre un changement de paradigme en mettant en exergue l’objectif de résultat à obtenir plutôt qu’un objectif de moyen à mettre en œuvre.
La résultante en France de cette surenchère de moyens est que certains experts sont embarqués dans des équipes sans vraiment savoir ce qu’ils vont y faire. Dans certains cas, la valeur ajoutée pourrait être réelle mais elle se heurte toujours au volet financier qui n’a en aucun cas été prévu pour absorber le surcoût qu’entraînent ces grandes ambitions.
Finalement, à vouloir faire porter trop d’éléments dissonants à la conception des bâtiments, il en résulte un énorme gâchis de matière grise dépensée souvent pour rien d’autre que quelques notices d’intentions. Ces dernières étant les premières à être balayées par la recherche d’économies lors de la signature des marchés de construction.
Ainsi divisées, les professions intellectuelles en France continuent leur paupérisation par le morcellement des honoraires. Ce qui entraîne la frustration de chacun des acteurs, les uns ayant l’impression que les honoraires distribués aux experts le sont à fonds perdu, tandis que les autres estiment que leur expertise n’est pas reconnue à sa juste valeur par les maîtres d’œuvre de la construction.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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