Parfois il m’arrive de regarder les petites annonces immobilières de Paris afin de vérifier la bonne tenue de l’énorme patrimoine immobilier constitué à partir des revenus prodigieux de ces chroniques mensuelles.
Mes quartiers de prédilection sont le cinquième arrondissement, la Butte aux Cailles, Montmartre et le canal Saint-Martin, parmi les plus charmants de Paris et où je rêve d’agrandir mon cheptel de biens immobiliers.
Dans ces pages, le mois dernier,* j’ai fait part de mon étonnement de la comparaison de prix des terres agricoles et des terres urbaines. Pour le canal Saint-Martin, un étonnement équivalent naît de la confrontation du prix actuel au m² à 12 000 euros en moyenne à celui datant de mes premières observations à 1 200. Je n’ose imaginer à combien était évalué le m² au temps où Eugène Dabit écrivait Hôtel du Nord, portrait d’un petit garni sordide dans la boucle du Canal Saint-Martin au temps où le mot « faubourg » n’était pas qu’un complément devant un nom de rue, mais la réalité d’une véritable zone en dehors d’un Paris bourgeois, ignorée de tous et surtout de la convoitise des marchands de bien du début du XXe siècle. On y reviendra…
Quarante ans après sa mort, sort un nouveau livre inédit de Georges Perec.
Ce livre qui s’intitule Lieux est un pavé, de plus de cinq cents pages, basé sur une formule très oulipienne d’algorithme de permutation circulaire donné par un modèle de « bicarré latin d’ordre 12 » défini par un mathématicien (Arjav Chakravarti) organisant, à travers une structure complexe, la contrainte combinatoire des deux visions d’une douzaine de lieux parisiens. La vision descriptive et la vision mémorielle associées ayant pour objectif de mesurer le cours du temps sur la ville.
Le projet devait comporter 236 combinaisons à travers une trentaine de lieux. Seuls 150 combinatoires ont été mises en chantier, la mort ou la flemme ayant surpris l’auteur en pleine poussée de son art complexe.
Le propos visant à répertorier des marqueurs du temps dans la ville est une sorte de tautologie tant la ville n’est pas autre chose qu’un produit du temps, une série d’alluvions historiques superposées dont nous ne connaissons bien, que la dernière couche, la nôtre.
D’où ces recours fréquents à une mémoire culturelle dont cette présente chronique est un témoignage, à la recherche du temps passé…
Rappelant que le temps, outre le temps qu’il fait, possède un double sens du temps qui passe : le cours inexorable des aiguilles qui tournent ; et du temps qui marque : l’époque, la mode, la morale et les passions.
Donc dans Hôtel du Nord d’Eugène Dabit, outre que le livre n’a pas grand-chose à voir avec le film éponyme de Marcel Carné, (le film et le livre ayant simplement en commun de nous replonger dans Paris de l’après-guerre de 14-18), pour le bonheur du réalisme cru des délaissés de la capitale, s’animent sous nos yeux les sédiments centenaires des couches les plus populaires d’un des faubourgs le plus pauvres au-delà des portes de Paris.
La pratique du « vivre dans ses meubles » était à l’époque un marqueur social réservé à une classe de moyenne bourgeoisie, difficile à atteindre par le peuple décrit par Eugène Dabit qui n’a d’autre possibilité que de vivre, à la semaine, en garni dans ce vieil immeuble sentant l’encaustique et le chou au creux du coude du canal Saint-Martin sur le quai de Jemmapes.
Depuis lors, sa façade n’a pas bougé, certainement protégée par les Monuments Historiques, simplement mutée du statut de décor pour Marcel Carné à celui de café trendy pour les bourgeois bohèmes du dixième arrondissement, et de fond romantique pour les promenades vespérales de millions de badauds venant prendre le frais sur le canal, l’été.
C’est un monde de prolétaires que décrit inlassablement Dabit, seul objectif du livre qui réunit une douzaine de personnages à qui il n’arrive rien d’autre que de vivre une vie difficile de travailleurs pauvres ponctuée par la faim, la fatigue et des accouplements sordides dans des draps sales.
Pas « d’atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère », pas d’Arletty, pas de Jouvet dans le livre, juste la vie ruisselant de crasse à travers quatre murs abritant la misère de caractères parisiens dans un quartier d’usines, d’écluses moroses et d’entrepôts sales.
Rappelons qu’Eugène Dabit est un peintre-romancier du début du XXe siècle qui a dédié sa vie d’artiste communiste à décrire la misère et son incrustation dans les murs pourris d’un Paris faubourien.
Il est décédé en 1938 à Sébastopol dans des conditions troubles après avoir, au cours d’un voyage chez le Grand Frère, dénoncé les crimes staliniens.
La fin du roman décrit d’une façon saisissante quant à la description des moyens de démolitions de l’époque, la destruction de l’hôtel du Nord, victime d’une forme précoce de la spéculation foncière dont on ne parlait pas encore, puisque le terme « spéculation » était réservé, alors, à une pratique exclusivement boursière et le mot foncier dormait encore dans les limbes des mots à venir d’une époque pas encore démangée par la recherche acharnée du profit.
La chronique du mois dernier* tentait une définition du foncier comme l’union du sol avec le temps. C’est le temps qui crée ce que les promoteurs appellent le foncier à partir des sols. Opérant une alchimie qui transforme la terre en or avec des formules alchimiques bizarres qui débutent par la sueur des architectes pour se terminer par l’achat d’un nouveau SUV Audi par l’agent immobilier.
Le nouveau livre de Perec, donc, paru une semaine avant le nouveau livre de Céline (presque autant d’inédits que pour Jimi Hendrix – dont les inlassables heures de travail en studio n’ont pas été perdues pour tout le monde, puisque même le bruit de la chasse d’eau de Hendrix, samplée, est devenue l’intro d’un de ses derniers morceaux l’année dernière), offre une nouvelle tentative de voir surgir la faux implacable du temps qui passe à travers une étude formidable de l’époque par une description minutieuse et passionnante de façades, boutiques, voitures garées, passants, cafés, librairies etc…
L’obsession de qualifier l’époque par ses caractéristiques physiques (architecture, design, automobiles, mode) est l’expression d’une nostalgie, donnée fondamentale de la littérature, comme l’anchois l’est à la pissaladière, sans laquelle aucun écrivain ne serait en mesure de produire une seule ligne.
La ville, en accumulant les sédiments des différentes époques, est le terreau favori de ceux qui cherchent à capter le temps et, pour contredire Guy Debord pour qui la photographie était l’absurdité d’un Présent gâché par la fabrication d’un Passé futur, rappeler avec Stephen Hawkins qu’indépendamment du Présent, du Passé et du Futur, il existe un temps Ailleurs, celui du temps de l’émotion…
S’il en faut une preuve, je conseille de regarder une sublime petite série de 1975, La vie filmée (produit par Jean-Pierre Alessandri et Jean Baronnet) qui réunit des films d’amateurs à voir sur Madelen (plateforme de l’INA) et dont le commentaire est écrit et dit par … Georges Perec.
François Scali
Retrouvez toutes les Chroniques de François Scali
*Lire la chronique L’importance sémantique du mot foncier, ou la promotion pour les nuls