Qu’est-ce qu’un foncier ? Pourquoi utiliser ce terme qui fleure bon le vingtième siècle, au temps où le promoteur joufflu s’est enrichi à coups de dérèglement de PLU et autres turpitudes urbaines lui permettant d’acquérir une maîtrise parfaite du territoire national à des fins de réalisation de profits gigantesques ?
Attention, mon propos ne doit pas être compris comme un « tous pourris » si cher aux candidats d’extrême-droite aux élections. Je n’entreprends aucune croisade contre la promotion immobilière à qui nous devons tant.
C’est le terme « foncier » qui m’intéresse dans la mesure où il émet des relents de la bonne ville de Levallois-Perret, où justement les terrains sont devenus des fonciers, les ateliers, des lofts et les friches poules aux œufs d’or.
A l’aube des années 1970, aux mains d’élus douteux, sans doute jaloux des prix hallucinants du mètre carré qui se pratiquent dans la ville voisine de Neuilly-sur-Seine (et à l’affût des profits monstrueux qui pouvaient être faits sur ce tissu vierge de toute promotion immobilière), l’architecture « à la Ory » a été inventée (sans aucun grief contre le personnage charmant qu’était Jean Jacques Ory). Il s’agit d’une architecture de « foncier », écriture à mi-chemin entre le néoclassique et l’haussmannien pour malvoyants.
Il convient, à ce stade de l’exposé sur le foncier, de rappeler, dans ces lignes, l’invention simultanée du balcon néoclassique à croix de Saint-André avec médaillon central et du mot foncier en lieu et place du mot terrain.
Avant la balkanysation de la ville, quand le site d’un futur bâtiment était propre à l’édification d’un bâtiment, il était question de terrain ; tout d’un coup, c’est devenu un foncier. L’objet de cette chronique est de s’interroger sur les raisons et le sens d’un tel changement sémantique.
Le travail d’un promoteur se décompose en trois secteurs bien distincts.
Le développeur, qui n’a rien à voir avec un système de R&D (comme j’ai pu l’espérer quand j’ai commencé à fréquenter le milieu de la promotion suite aux réductions des budgets d’équipements publics dans les années Hollande). Le développeur est celui qui traque les petites vieilles pour les déloger afin de libérer la surface sur laquelle un bel immeuble aux balcons à croix de Saint-André à médaillon central pourra être édifié. La caricature du développeur est illustrée par la satire de celui qui met du plâtre dans les toilettes des personnes âgées pour les contraindre à accepter une offre que, du coup, elles ne peuvent refuser.
Le financier, qui équilibre les budgets de l’acquisition du terrain, des coûts de construction, des honoraires divers, des coûts financiers, des marges (jamais inférieures à 15%), etc. pour établir la viabilité de l’opération (on parle d’opération pour désigner le fait d’entreprendre une construction avec profit). Et si elle n’est pas viable, les petits vieux n’auront qu’à faire démonter les canalisations pour retrouver l’usage des toilettes. C’est ainsi qu’a été inventé le mot foncier, dans son sens contemporain, comme une valeur entrant dans les bilans d’une opération immobilière.
Le constructeur qui doit réaliser le projet, et convaincre l’architecte de choisir un modèle de balcon à croix de Saint-André à médaillon central qui différenciera « l’opération » des logements sociaux voisins.
Devenu donc une marchandise, le foncier est pourchassé par tous les orpailleurs à grand renfort de démarchage intempestif et de complicités municipales. Muni de leur grand plateau pour séparer le bon grain de l’ivraie que sont les sols pollués, les zones inondables, les municipalités défendues par une horde d’écolos empêcheur de densifier en rond, les développeurs sont continuellement à l’affût de la pépite foncière qui leur assurera la gratification usuelle en la matière (un pourcentage de la transaction).
Convention s’il en est, c’est la valeur attribuée au foncier, qui explique les prix au mètre carré ahurissants atteints par certaines communes de la région parisienne ou de la Côte d’Azur, sans parler du lac d’Annecy…
Grâce à sa mutation sémantique, le sol en devenant foncier est devenu un bien convoité. Ne parle-t-on pas de « charge foncière » pour quantifier, dans un bilan, l’impact du terrain dans le prix de revient d’une construction ? C’est cette charge (ventilation du prix du terrain sur le nombre de mètres carré qu’on peut y construire) qui explique (en partie) la différence des prix de l’immobilier entre le 6ème arrondissement de Paris et Sevran (Seine-Saint-Denis), de sept à huit fois supérieurs, à coût de construction quasi semblable, si les prestations pouvaient se comparer. Elles ne le peuvent pas hélas car, pour des raisons qu’il est inutile d’approfondir, ne se trouvent ni marbre de Carrare pour les halls des immeubles de Sevran ni dalle souple pour les halls des immeubles du 6ème arrondissement.
C’est à la fois la rareté des terrains à Paris 6ème et le fait que les oligarques préfèrent y habiter plutôt qu’à Sevran qui l’explique, doublé d’un phénomène spéculatif qui est le moteur de la promotion : la valeur d’un terrain va augmenter en fonction de sa rareté et du nombre d’oligarques susceptibles d’acheter dans le 6ème arrondissement…
Le terme foncier est souvent indissociable du mot spéculation. Ne parle-t-on pas de spéculation foncière pour expliquer l’impuissance des élus à contrôler le prix de l’immobilier et constater, impuissants, l’impossibilité de se loger à Paris pour qui n’est pas oligarque ?
Initialement un terrain s’évaluait en comparaison du prix des terrains agricoles, puis vint un moment où la culture de carottes devint rare à Paris, point tant par désaffection pour ce légume que par l’utilisation plus rentable de chaque centimètre carré disponible.
Le terrain agricole a longtemps été au prix de l’unité monétaire au mètre carré : un mètre carré valait 1 franc, se réévaluant à chaque dévaluation.
Aujourd’hui, comme on ne dévalue plus, le prix du terrain est fonction de facteurs spéculatifs liés à la nature de l’utilisation agricole qui en est faite : le terrain d’élevage dans le Massif central étant beaucoup moins cher que le terrain à blé dans la Beauce, mais sans aucune mesure entre l’agricole et l’urbain.
Ce prix du terrain agricole se situe aujourd’hui autour de à 5 000 € l’hectare en moyenne nationale, soit 0,5 € le mètre carré. A Paris, la charge foncière (c’est-à-dire la ventilation du prix du terrain par nombre de mètres carrés qu’on peut y construire) est rarement inférieure à 3 000 €, jusqu’à atteindre 10 000 € dans certains quartiers, soit de 6 000 à 20 000 fois plus cher par mètre carré !
Qu’est-il arrivé à ce pauvre mètre carré de bonne terre grasse, où poussaient des carottes, ou un carré de laitue, à côté d’un poireau ferroviaire et d’un buisson de groseilles à maquereau, et qui s’étirait paresseusement au soleil sous le chant des pinsons, pour devenir marchandise en tant que telle et la quête échevelée de tous les développeurs du pays ? Risquons une hypothèse : et si le mot foncier était indissociable du mot spéculation, comme la raison d’être qui différencie un foncier d’un terrain ?
La spéculation est une fonction du temps, évidemment. Quand un bien a une valeur à un temps t0, il n’est pas d’exemple que sa valeur ne double pas à un temps t1. La valeur de t1 par rapport à t0 est naturellement objet de supputations et un mystère faisant le sel de ce noble art sans lequel elle perdrait tout sens pour devenir une règle inflationniste, à laquelle tout le monde pourrait jouer, sans aucun intérêt pour les acteurs de cette pratique si lucrative. Le pari concerne l’évaluation de ce delta de temps.
Si seulement nos ancêtres avaient pu acheter la moitié de l’île-Saint-Louis à l’aube du XVIIIe siècle à l’époque où son prix, certes élevé pour les bourgeois parisiens, était trois millions de fois inférieur à celui d’aujourd’hui ! Sans aller chercher si loin, un bien immobilier construit et vendu en 2010 au cœur de Paris a doublé de valeur dans les douze dernières années !
Ce n’est pas fini. Même si les cours des fonciers marquent aujourd’hui le pas à cause de la fuite des citadins devant les virus et de l’assèchement relatif des Oligarques par temps de guerre, ils ne peuvent que remonter, leur valeur étant une fonction du temps qui continue de s’égrener, comme une garantie de la valeur du médaillon dans la croix de Saint-André des balcons de beaux quartiers.
François Scali
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