Une fois passé le tumulte de ces trois semaines de course, les sentiments distingueront ce qui relève des souvenirs ou de la mémoire. Il reste cependant encore une étape protocolaire de 112 km. Direction les Champs-Elysées donc. Allez un café-crème et un croissant et c’est parti.
Dernier jour pour les coureurs malmenés par le profil de ce parcours 2022, par l’intensité des étapes, par la chaleur incandescente de la chaussée et les tests COVID 19. Les suiveurs plus avantagés par des voitures climatisées arrivent dans la capitale avec la fatigue du « gregario » de l’architecture, celle de celui qui revient d’un voyage dans le réel. Grand art ?
Le départ de l’étape a lieu à La Défense Arena, livrée à Nanterre (Hauts-de-Seine) à l’automne 2017 par Christian de Portzamparc et que les suiveurs qui aiment et le sport et l’architecture connaissent forcément bien. Mais pour les suiveurs, dont c’est peut-être le premier Tour de France contemporain de Chroniques, c’est évidemment le bon moment pour découvrir ce bâtiment – « une salle de spectacle dans laquelle on peut faire du sport » dont l’architecte, pour le construire, a dû pour cela changer les règles internationales du rugby.
Les suiveurs se rendent ensuite à quelques encablures du départ pour aller à la rencontre de LAN Architecture, dont le duo qui la dirige renvoie à la génération de coureurs – spontanée, touche-à-tout, joueuse et professionnelle – qui dominent aujourd’hui le peloton. Cette dernière change le visage du cyclisme en apportant avec elle une folie tactique et un plaisir ludique consommés. L’ancienne segmentation entre ici les grimpeurs, là les sprinters, ici les coureurs de grands tours, là les coureurs de classiques n’a plus cours. Les conventions ont explosé, le plaisir de courir est total.
LAN Architecture s’inscrit d’une certaine façon dans cette rupture générationnelle. Umberto Napolitano et Benoît Jallon, fondateurs de l’agence parisienne, ont commencé jeunes et affirmé que la jeunesse n’était pas l’ennemi de l’expertise. LAN construit des ouvrages aux programmes variés, édite des livres, produit des films. Ces deux architectes sont prolifiques et tout terrain, joueurs et professionnels jusqu’au bout des ongles. Ils réclament un rang dans le paysage français qu’ils assument.
Le programme de quartier de semi-liberté et de services pénitentiaires d’insertion des Hauts-de-Seine incarne à la perfection le pluralisme programmatique et l’extrême précision de la démarche de l’agence. Le contexte, zone urbaine dense composée de pavillons, grands ensembles et bâtiments industriels, et le programme établissent le point d’entrée et de sortie du projet : « l’ambition d’estomper le sentiment d’hétérotopie entre la ville et l’enclos du pénitencier », précise l’agence.
Le projet décompose la doctrine historique du mur d’enceinte, de la cour et des cellules. Il assume son statut urbain, sans se reculer derrière un mur opportun qui assure à la fois la sécurité de la prison et la prise de parole du programme. « Les prisons sont devenues au fil du temps des objets « non urbains » ou « en dehors de l’urbain », même lorsqu’elles ont été construites au cœur des villes », soulignent les architectes.
La forme en L du plan installe deux façades sur angle percées d’un large patio couvert qui fabrique une porte laissant passer le regard de la ville vers le centre et inversement. C’est un sas d’entrée sécurisé et architecturé qui assume un statut clair du programme, le détenu n’est pas mis à l’écart de la société jusqu’à la négation de la spatialité qui l’accueille. Le sas est une promesse à double détente, celle d’être accueilli dignement et d’en ressortir une fois l’ardoise soldée par un patio planté qui cadre le ciel et les bouts de ville toute proche, derrière la porte.
Ensuite, un détour dans les Yvelines permet d’abord aux suiveurs de rejoindre Villepreux pour s’arrêter à la Halle des Sports signée de l’agence Joly-Loiret (Serge Joly et Paul-Emmanuel Loiret).
Installé face à la plaine de Versailles et en périphérie du tissu urbain, le projet opère entre ces deux échelles pour installer ce programme conséquent. L’ensemble décomposé en sous volumes établit donc deux rapports, l’un à la ville par la subdivision des volumes et des gabarits, l’autre au paysage par un grand volume étiré.
La matérialité terreuse du projet entretient une parenté avec Herzog et de Meuron, entre la Schaulager et le centre Ricola. La matérialité est gérée par des enduits de finition deux faces sur complexe de briques de terre cuite alvéolaire, l’un au plâtre à l’intérieur, l’autre enduit à la chaux et griffé sur les façades.
Le dispositif est efficace à tout point de vue et opère parfaitement entre les deux univers qui l’accueillent. « Les volumes sont simples et compacts et affichent une matérialité terrestre en camaïeu de bruns faisant écho aux textures et aux couleurs des sillons agricoles », indique l’agence.
La démarche vertueuse initiée par le complexe de parois est soutenue par une charpente bois lamellé-collé de grande portée parsemée de larges puits de lumière qui amènent un confort de jeu optimal.
Toujours dans les Yvelines, à hauteur de Marly-le-Roi, un arrêt à la halle de marché de l’écoquartier des Mézières permettra ensuite de faire une pause bienvenue et de découvrir le projet de l’agence Ameller Dubois, déjà en vue à Pau (Hautes-Pyrénées) lors de la 18ème étape.
Ici, ce grand projet structurant à l’échelle de la commune procède du lieu de vie et de l’infrastructure ; marché, parvis et parking semi-enterré. Le marché couvert doit assurer une insertion à bonne hauteur du contexte et couvrir les parkings. Sa façade sur rue étirée par des brise-soleil horizontaux l’installe dans son contexte en diluant le plus possible le gabarit dans la longueur.
La halle couverte reprend les archétypes et besoins de ce type de programme en se libérant de tout point porteur intermédiaire rendant possibles toutes les organisations en plan. Une toiture ondulée capte une lumière douce et propose une cinquième façade végétale, ondulante, qui permet à l’ensemble de ménager les vues plongeantes sur ce nouveau dispositif urbain. Une sous-face en lame de bambous permet selon l’agence de « guider la lumière zénithale. Venue du nord, elle accompagne ce mouvement et confère à la halle une atmosphère douce et chaleureuse ».
Après un casse-croûte sur le pouce, direction Clamart pour les suiveurs vers la dernière halte de ce Tour de France contemporain de retour dans les Hauts-de-Seine. Là, rejoindre le Gymnase et CIO réalisé par Dominique Coulon. Le programme complexe est inscrit, dans la banlieue parisienne, au sein d’un tissu pavillonnaire des années cinquante. La fragmentation des programmes et des volumes permet de ménager une place sur la rue et de signifier le statut de l’équipement dans la ville.
Le grand volume du gymnase disposé à l’arrière vient clore le dispositif comme un fond de scène et laisse vivre l’angle opposé animé par un monolithe minéral. L’auvent du parvis vient flouter le jeu de composition « qui perturbe la perspective à travers une déformation en obliques et tord les lignes de fuite. Le travail de déplié trouve un équilibre invisible à travers différents points mis en tension le long de l’auvent. Le décalage des volumes produit une dilatation de l’espace et installe des lignes de fuite qui se contredisent. » précise l’agence.
Son art consommé pour les spatialités fragmentées et la matérialité se déploie ici dans toute son amplitude. L’animation minérale de l’auvent dialogue avec de long mur-rideau qui éclaire les circulations. Le gymnase, par un jeu malicieux de parois, semble tenir en lévitation sa toiture tandis que les vestiaires offrent une minéralité fort à propos, jusqu’au banc capable résister à toutes les agressions. Dominique Coulon démontre une fois de plus sa capacité à déployer sur tout type de programme, et sur une grande partie du territoire, un savoir-faire de haut niveau qui oscille entre poésie et précision.
Les suiveurs ont alors largement le temps de regagner paisiblement les Champs-Elysées pour se régaler du spectacle du peloton lancé à vive allure pour tourner en rond sur la plus belle avenue du monde.
Une fois l’arrivée passée et la fin du Tour des coureurs consommée, les suiveurs n’auront qu’à ajouter le vainqueur du dernier sprint pour boucler rapidement leur papier avant de goûter un privilège rare réservé à la caravane : la joie de flâner pendant une heure ou deux sur des Champs-Elysées totalement vides de tout trafic. L’occasion, pour conclure ce tour gastronomique, d’un jambon beurre maison et d’une canette pour un pique-nique impromptu sur cette avenue d’ordinaire plus hostile.
Ils méditeront ensemble une dernière fois à propos de ces trois semaines tumultueuses qui, par effet de résonnance entre leurs deux disciplines – le sport et l’architecture, deux domaines aussi compétitifs l’un que l’autre –, ont posé des questions vastes et ludiques sur le goût de l’effort, les effets de génération, le temps qui passe, l’expertise, la capacité des individus d’échapper à leur position présupposée et, surtout, ils méditeront sur le plaisir de faire, non sans difficultés, son métier avec dignité.
Guillaume Girod (dans la caravane)
Pour les suiveurs, retrouver :
– Toutes les étapes du Tour de France contemporain 2022
– Toutes les Reconnaissances d’étape du Tour de France contemporain 2022
– Toutes les étapes du Tour de France contemporain 2021.
– Le Tour de France contemporain 2020 : Le départ ; La suite ; La suite de la suite ; L’arrivée.
– Le Tour de France contemporain 2019 : 1ère semaine ; 2ème semaine ; 3ème semaine.
– Le Tour de France contemporain 2018