Depuis cet été a ressurgi une vieille utopie urbaine, la ville linéaire. Si celle-ci évoque le projet d’Arturo Soria, elle devient de la part de l’Arabie saoudite un objet de lobby pour l’obtention des jeux d’hiver asiatiques de 2029 ; toute opposition à ce projet entraînant une peine de mort.
Il est étrange de voir réapparaître d’anciennes utopies mais avec des ambitions et des objectifs radicalement différents. Quand surgit The Line, projet de ville ex nihilo en Arabie saoudite, il est aisé de se replonger dans le passé et sur les pas d’Arturo Soria qui à la fin du XIXe siècle développait l’idée de construire une ville linéaire.
Ingénieur espagnol, Arturo Soria défend l’idée d’une ville organisée sur une avenue infinie de 40 mètres de large qui permettrait d’unir les villes et villages entre eux, avec des tramways le jour pour les personnes, des frets de nuit pour l’approvisionnement, et des équipements publics. La ville linéaire est composée de chaque côté de l’artère de parcelles d’une profondeur de 200 mètres. Celles-ci sont destinées aux services et aux logements notamment pour les ouvrier.e.s venu.e.s travailler en ville et qui vivent dans des baraquements ou hôtels-dortoirs, aux logements bourgeois et autres hôtels particuliers, etc.
Par-delà le logement, des jardins pour que chacun.e cultive son lopin de terre. L’idée de Soria était de « ruraliser la vie urbaine, urbaniser la campagne ». Les rues perpendiculaires à l’avenue principale étaient de 20 mètres de larges.
Pour Soria, la ville infinie et horizontale est celle de l’égalité, à l’opposé de la ville verticale qui est celle de la spéculation. Il limite la hauteur des constructions à trois niveaux, imagine des coopératives de consommation, une université accessible avec une loterie pour bénéficier d’une parcelle, des théâtres, sanatorium, orphelinats, écoles publiques, équipements et … la plantation annuelle de 30 000 arbres.
Soria envisage un premier projet avec une ceinture linéaire autour de Madrid, 53 kilomètres de long pour relier ce qui sont encore des villages. En 1894, il fonde la Compagnie Madrilène d’Urbanisation afin d’acheter, construire et exploiter le tramway qui relie les villages madrilènes entre eux. Seuls cinq kilomètres seront réalisés jusqu’à la Guerre civile. Aujourd’hui intégrée pleinement à Madrid, la ville linéaire porte le nom de son inventeur. Si la ville linéaire a connu d’autres réflexions par la suite en URSS avec Nicolaï Milioutine, et aussi Ernst May et Le Corbusier, elle est aujourd’hui en construction en Arabie Saoudite.
Le projet est bien différent cependant, à l’opposé même des valeurs humanistes de Soria quand l’Arabie Saoudite mise sur sa survie post-pétrole avec une ‘smart city’ comme personne n’en souhaite plus. The Line fait partie du projet Neom, projet de transformation du pays présenté en 2016. Aujourd’hui The Line sort de terre. Une ville linéaire de 170 kilomètres de long sur 500 mètres de large avec à chaque extrémité deux gratte-ciel de 500 mètres de haut.
Selon le site de Neom, The Line pourra accueillir jusqu’à neuf millions d’habitants, 95% des terres seront préservées pour la nature et la ville sera alimentée à 100% d’énergies renouvelables. Le tout sera desservi par un train haute vitesse permettant de parcourir les 170 kilomètres en vingt minutes et des déplacements en taxis volants. Des robots domestiques seront déployés pour répondre aux attentes des riches habitants. Les services tels que les écoles, parcs, etc. seront disposés en hauteur et accessibles en moins de cinq minutes.
Personne n’en rêvait plus, l’Arabie saoudite l’a fait. Neom/The Line a fait l’objet d’une vaste campagne de lobbying dont les journaux ont fait la promotion (payante) tandis que des ‘posts’ sponsorisés par millions ont inondé les réseaux sociaux, jusqu’à l’attribution en septembre 2022 à l’Arabie saoudite des jeux d’hiver asiatiques.
Cependant la dystopie de Ben Salman n’a de limite que celles des architectes. Aucun quasiment ne s’est prêté au jeu. Aucun plan, aucune idée de comment construire cet objet. Le site de Neom est bardé de noms d’hommes mais aucun n’est vraiment architecte. Le premier d’entre eux, Antoni Vives, est directeur de l’urbanisme de The Line.
Celui-ci a un profil atypique. Catalaniste convaincu, ayant jugé par le passé que l’Espagne n’était pas démocratique, il semble avoir trouvé refuge en Arabie saoudite. Il faut dire que le monsieur a été conseiller de l’urbanisme à Barcelone entre 2011 et 2015 et qu’il est aujourd’hui poursuivi par l’Audience nationale (l’équivalent de la Cour de justice de la République) pour corruption dans l’attribution de marchés publics. Le parquet réclame une peine de six ans et un mois de prison pour organisation criminelle, fraude à l’administration publique et trafic d’influence, ainsi qu’une interdiction d’exercer pour le financement illégal de son parti Convergencia (droite catalane).
La mairie de Barcelone se porte aussi partie civile dans l’affaire et demande une peine d’un an et trois mois de prison pour fraude aux administrations publiques ainsi que l’interdiction d’exercer*. Un beau palmarès pour diriger un projet lui-même néfaste tant pour l’environnement que pour son ambition capitaliste.
Les seconds couteaux semblent avoir moins de problèmes de corruption mais ils viennent d’un joli moule capitaliste : conseiller immobilier, gestion du risque, promotion immobilière, etc. Le seul architecte, responsable du design, est à trouver en fin de peloton sur le site. D’où viennent donc les images de cette ville alléchante avec ses bassins en surplomb d’un jardin suspendu où pique-niquent allégrement deux personnes d’apparence très européennes, avec ses forêts verticales plus exubérantes encore que les forêts urbaines parisiennes ?
Qui va se charger de construire ce projet ? Personne pour l’instant.
Il ne faut toutefois pas s’opposer au projet. Si démembrer un journaliste n’est pas un problème pour Mohammed ben Salman, tuer des Bédouins l’est encore moins puisque 20 000 d’entre eux ont déjà été déplacés pour laisser place à The Line. Dernièrement, trois membres de la communauté Howeitat ont été condamnés à mort pour s’être opposés à l’expulsion de leur tribu, tandis que le frère de l’un d’eux a déjà été assassiné en avril 2020 par les forces de sécurité car il refusait d’être déplacé. A l’été 2022, deux autres membres de la tribu ont payé leur opposition avec une condamnation à 50 ans de prison.
Comptons les morts, comme à chaque fois. L’attribution du mondial de foot au Qatar n’a pas suffi ! Des architectes peuvent-ils stopper une dystopie ? Quelle star-architecte serait capable de mettre derrière lui ou elle tous ses principes pour participer à une telle aberration ? Est-ce qu’un salaire d’un million de dollars, selon le magazine Fortune, est suffisant pour aller se fourvoyer avec un dictateur de la pire espèce ?
En un siècle, l’idée de Soria est passée d’une vision humaniste, philanthrope, d’une envie profonde de construire pour toutes et tous à un projet de ‘greenwashing’ technophile au profit d’une dictature hyper capitaliste et assassine. Soria a réussi à construire cinq kilomètres en trente ans, le tout sans effusion de sang. S’il faut se fier à l’hécatombe due la construction de huit stades au Qatar, combien de mort par kilomètres compterons-nous avec The Line ?
Julie Arnault
* Précédemment, Antoni Vives a déjà été condamné à deux ans de prison pour l’emploi fictif de l’ancien maire de Cervelló au Barcelona Regional. Le poste était bien payé : 150 000 euros par an. La peine de prison a été commuée en travaux d’intérêt général pour six mois.