Dans le cadre d’un concours d’architecture, le code des marchés public indique que la maîtrise d’ouvrage doit valider son financement avant de lancer l’opération. Compte tenu du nouveau sport à la mode chez les maîtres d’ouvrage publics, il est manifeste que ce code est assez diversement connu.
En effet, depuis quelques mois, les projets abandonnés ne se comptent plus. Chacun est au fait des problématiques de dépenses publiques mais de voir des projets s’arrêter après le rendu du concours interroge tout de même.
Nul ne se réveille un matin en se disant : « tiens si je lançais un concours pour un nouveau bâtiment ? » Un concours est le fruit d’une réflexion de plusieurs mois, années ; cela génère de nombreux frais, à commencer par les salaires des fonctionnaires qui travaillent à mettre en œuvre la procédure, des conseils, des AMO, des études écologiques, géotechniques, des notaires, des géomètres, et j’en passe… Tout cela pour aboutir à un appel d’offres qui, après avoir réuni un jury de sélection d’au moins une dizaine de personnes, va retenir trois, quatre ou cinq équipes de maîtrise d’œuvre, lesquelles devront toucher des indemnités, puis faire un jury de section, retenir un candidat, le notifier…
Et puis finalement, non, on va s’arrêter là !
À ce moment-là, la plupart du temps, les millions d’euros déjà engagés dans le projet vont directement à la poubelle. À l’heure où le gouvernement en cherche partout, des millions, il y a de quoi se poser des questions, forcément !
Il faut quand même que nous vivions dans un pays très riche pour pratiquer de telles méthodes ! Comme si vous alliez chez un constructeur de voiture de luxe commander le dernier modèle, versiez un acompte pour des personnalisations sur-mesure… et finalement n’alliez jamais chercher la voiture en abandonnant l’acompte et sans aucune espèce d’attention au travail engagé pour répondre à la commande ! Qui se permettrait un tel comportement ?
D’aucuns diront que ce n’est pas grave, que tout le monde a été payé et qu’il vaut mieux que le projet s’arrête que de construire un projet… inutile ? Inadapté ? Dont on n’a pas les moyens ? Comment est-ce possible avec autant de parties prenantes impliquées et autant de mois à soupeser chaque détail ? Comment se fait-il que personne ne lève le doigt en amont pour stopper l’hémorragie au plus tôt ?
N’est-ce pas finalement cette surabondance de parties prenantes qui génère de tels dysfonctionnements dans la commande publique ? Tout d’abord parce qu’un certain nombre d’entre elles vivent directement de ces projets, qu’ils aboutissent ou non. Du coup, il ne faut pas forcément compter sur ceux-là pour tirer la sonnette d’alarme, d’autant que cela ne leur est pas particulièrement demandé. Qui plus est, ces couches successives de conseils en tout genre viennent non seulement complexifier le projet mais aussi allonger ses délais d’exécution.
Il s’est passé tout juste huit ans entre la signature de l’accord entre la France et l’Angleterre pour la construction du tunnel sous la Manche et son inauguration, dont six années consacrées au chantier. Dire qu’il faut aujourd’hui à peu près le même temps pour construire un groupe scolaire ou un simple gymnase ne nécessitant qu’un an et demi à deux ans de chantier. Que s’est-il donc passé en 40 ans pour que l’acte de construire se soit à ce point ralenti ?
Cela pourrait avoir des effets positifs, en prenant par exemple le temps de bien mesurer le poids de l’engagement pris, le temps nécessaire à parfaire la programmation de l’équipement visé pour qu’il réponde parfaitement à l’objectif recherché… En réalité il n’en est rien ! En revanche, cet allongement du délai pour la création d’un nouveau projet garantit juste l’inadéquation entre le programme initial et le besoin final.
Prenez une école, les enfants vont y passer sept ans. S’il se passe trop de temps entre l’identification du besoin à venir et la finalisation de sa construction, les enfants se retrouvent accueillis dans de mauvaises conditions et lorsque l’école sort enfin de terre, ils sont au collège !
Dans ces conditions, chacun peut comprendre que des élus préfèrent avorter le projet et encaisser les pertes plutôt que de se retrouver avec un équipement surdimensionné, voire devenu inutile, qu’il faudra entretenir durant de nombreuses années.
Alors où est le problème ? Chez les maîtres d’œuvre, éternels dindons de cette farce ! Eh oui, car même si chacun est payé, les maîtres d’œuvre lors d’un concours ne sont qu’indemnisés. C’est le jeu : les équipes de maîtrise d’œuvre investissent durant le concours et obtiennent un retour sur investissement durant les études des concours qu’ils gagnent. Maintenant si les concours qu’ils gagnent s’arrêtent… Il y a bien 5 % d’indemnité de résiliation, évidemment insuffisante, et pour l’appliquer il faut que le marché soit résilié… Mais s’il vous est expliqué que le projet est simplement « suspendu », « ralenti », « réinterrogé », vous pouvez vous asseoir sur vos 5 % en espérant un redémarrage. L’espoir fait peut-être vivre, rarement survivre !
À ce niveau de gabegie, quand est prise une telle décision, il est curieux que ce soit toujours à ce moment-là que quelqu’un dans une administration lève le doigt pour expliquer que « tant qu’on ne résilie pas, on économise l’indemnité ! » Soyons clairs : les 5 % d’indemnité de résiliation ne représentent même pas 5 % des sommes déjà engagées par les pouvoir publics.
Et lorsqu’un évènement de ce type se produit sur une conception-réalisation, la sanction est d’autant plus dure. Quand un concours demande en moyenne deux ou trois mois de travail à trois collaborateurs, dans le cadre d’une conception-réalisation, il faut compter entre dix et vingt mois d’investissement, avec des équipes avoisinant pour certains projets une dizaine de personnes uniquement pour les architectes eux-mêmes doublés d’équipes d’ingénieur pléthoriques. Lorsque le projet est abandonné, parfois même pendant la procédure en ne donnant plus de nouvelles aux équipes, c’est tout l’équilibre financier d’une structure qui peut se retrouver en péril.
Il faut bien comprendre le modèle économique de la maîtrise d’œuvre en France : les honoraires perçus sur un concours gagné permettent aux agences d’architecture et aux bureaux d’études d’investir dans d’autres concours qui eux seront perdus et généreront des pertes. Maintenant, si même les concours gagnés génèrent des pertes, c’est la survie même des maîtres d’œuvre français qui est remise en cause sans que ces derniers n’y puissent rien.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
Retrouver toutes les Chroniques de Stéphane Védrenne
*À propos de l’image d’illustration, lire notre article Pour la politique, on a vu. Pour l’architecture, comme à Argenteuil, on attend encore !