
Depuis le Japon très ancien, une tradition perdure de papiers très fins savamment pliés* envoyés à l’autre pour dire l’amour, l’amitié, un vœu ou simplement une pensée. Les plis suivent des règles très strictes, selon le lien et les personnes.
Il existe en France un architecte, Vincent Parreira, qui, chaque année comme un rite, fait imprimer une image et une phrase sur des papiers de soie savamment pliés, toujours de la même dimension, avec le même pliage triangulaire. Un pigeon voyageur en somme. Pour dire quoi ? La fidélité, le souvenir, le lien. Un peu de lui-même. Une image pixellisée, pas vraiment lisible, et une phrase qui va au cœur, impossible à oublier, comme celle-ci, d’Albert Camus : « Ah ! Oui Je me souviens et je rêve, je … Sans cesse. Et je construis et j’arrange, et cela s’écroule, et je recommence. Sans cesse ».
La saudade** est un mot intraduisible, un mélange de mélancolie, de manque, de désir et de tendresse. Lui, Vincent, dit qu’il aime que cela passe par la poste, que c’est un courrier qu’il n’écrit pas, qu’il envoie quelque chose à l’autre. Il aime aussi que ce soit en deux couleurs, il les épingle tous sur un mur, à l’agence, année après année, comme un fragile atlas du cœur.
Il dit encore qu’il aime imaginer le moment où l’autre tire le papier fragile de l’enveloppe. « Un support qu’on n’a plus l’habitude de voir, une matière très sensuelle ; une teinte et une matière ».
De rapidement comprendre à l’écouter que le papier de soie est le signe d’une pratique. Que ce qu’il cherche dans son architecture, avant même le premier dessin, est toujours et encore la connexion avec l’autre.
Il dit que le bâtiment, c’est pour l’autre, ce que l’autre voit, que l’enveloppe est majeure, parce qu’elle raconte la relation entre le bâtiment et l’autre.
S’il fallait résumer en une phrase le vrai sens de son architecture, disons que ce qui le rend heureux est de rendre l’autre heureux.
Au-delà de l’altruisme et de l’humanisme, son architecture est juste parce qu’elle vise à l’intime, qu’il puise dans ses racines, dans sa culture – une céramique, un morceau de bois tourné, un motif géométrique sculpté… – et c’est là qu’elle émeut, qu’elle est comprise et qu’elle rassemble. Ce qu’il veut transmettre n’est pas une idée élitiste du beau mais une pratique quotidienne du beau. Sans emphase. Une pratique tactile.
« Le corps est relié à cette étoffe que tu mets autour de toi, comme le bâtiment ».
Il est vrai que chacun de ses bâtiments proposent les conditions du mieux vivre. Chacun d’entre eux porte un nom, comme autrefois les modèles présentés en haute couture.
Etoffe de Tolbiac (Paris XIII)*** est un parallélépipède plein sud, quatre blocs dont trois reliés entre eux par des passerelles qui distribuent les logements. Chaque garde-corps est emballé dans un nid de verdure, qui sont des espaces communs, tandis que la trame des balcons de bois massif, décalée à chaque étage, fournit à chacun un extérieur d’une quinzaine de m². La convivialité est aussi celle de la rue, des rideaux de verre ondulés comme une vague, qui reflètent le dehors – voir sans être vu – ou encore celle qui fait voyager, avec un plafond ondulé en bois peint comme une coque de bateau.
Tino est un groupe scolaire à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Plus de 7 000m², comprenant écoles maternelle et élémentaire, cantine et halle sportive. Les façades de l’école sont ornées de motifs en bois tourné, d’autres évoquant la brique, sont appliqués sur le bois comme une marqueterie.
Retrouver des éléments du patrimoine local est un plaisir autant qu’un engagement, comme la charpente de la Halle qui n’oublie pas celle de l’ancien marché, ou comme une ancienne cheminée industrielle en brique qu’il a restaurée… Si reproche lui est adressé de faire de la décoration, il éclate de rire : « oui et alors… c’est de l’architecture ».
Atoll est un ovni au milieu d’un champ. Une ellipse monumentale de 90 000m² de surface commerciale dans la périphérie d’Angers (Maine-et-Loire), inclinée sur « un terrain de 20 hectares pour construire 10 hectares, le reste est de l’espace vert ».

En géographie, l’atoll est un anneau de récif corallien, circulaire ou ovale, qui entoure un lagon central. Ici c’est une simple peau d’aluminium, une résille blanc nacré qui réfléchit la lumière et le paysage – « qui enveloppe quelque chose qui est l’inverse du beau » – un complexe commercial et un parking. Douze mètres de haut – la hauteur d’un pavillon – et 1,5km de circonférence.
« Nous avons tout fait pour masquer le chemin des camions, nous avons soulevé la lèvre du bâtiment pour enterrer le parking ».
Toujours la trace du corps, qui revient comme un signe, une obsession, une connivence. « L’attention portée aux détails fait de l’Atoll un retail park de périphérie conçue comme un musée ; des boîtes à chaussures réunies comme un village indien, ou comme un atoll », dit-il. Autrefois les Angevins allaient jusqu’à Nantes (Loire-Atlantique), maintenant ils viennent à l’Atoll… Les jeunes s’y retrouvent, s’achètent des vêtements pas chers, c’est un lieu de rencontre. Douze restaurants. Plus de 50 surfaces de vente. Dix millions de visiteurs par an.
La peau de serpent l’a beaucoup inspiré. Une peau en tôle perforée… « Elle est dessinée trou par trou, c’est un bas résille ».
La taxidermie est une pratique ancestrale dont on retrouve les premières traces dans l’Egypte ancienne. Redonner vie à la peau… Il dit « j’adore les massacres… une poésie aussi fascinante qu’effrayante », une tête de cerf, une tête de rhinocéros sont ainsi exposées sur un mur à l’agence comme des mémoires symboliques. On les retrouve dans son livre, un ouvrage très beau d’une dimension inédite, 28×38 cm, et d’un raffinement extrême. Une couverture souple, un blanc crème, avec un titre intrigant, inscrit à cheval sur la tranche, comme un rébus, ou une pince à dessin, ou les deux à la fois : « Dans le pli d’un drapé ».**** C’est une déambulation de l’intime au bâti, étrange et poétique, une promenade nostalgique comme des souvenirs, saudade encore… où l’on croise le cerf, le rhinocéros, un corps de femme, assise nue : traces de vie, preuves de beauté. Liens de l’architecture à l’animal à l’humain, du noir et blanc à la couleur – la couleur est pour l’architecture seulement…
Il dit encore : « Derrière le pli il y a quelque chose qui n’est pas un passage vers la mort mais vers la vie ».
Je ne sais pas trop quoi penser de cette présence non-présence animale, sinon que forcément elle signifie quelque chose. Mais quoi ? Je décide de plonger dans la symbolique des cornes. J’apprends que les bois du cerf, qui tombent et repoussent chaque année, représentent le renouvellement perpétuel, le cycle naturel. Les ramures du cerf pointent vers le ciel, et symbolisent aussi l’aspiration à s’élever. Tandis que la corne unique du rhinocéros, dirigée vers l’avant, suggère une puissance primitive, une force tellurique, ancrée dans la matière et la terre. Et ne repousse jamais.
Je ne sais pas s’il a regardé tout cela mais je suis sûre que le ciel, la matière et la terre nous ramènent inévitablement à l’architecture. Il n’y a pas que des hasards.
Je suis quand même curieuse d’en savoir plus et je l’invite sur le sable à construire quelque chose, je verrai bien s’il me ramène une méduse naturalisée. Elle serait belle comme un cristal…
Mais non… Son projet s’appelle « L’éphémère instant du grain sur la peau ». Du Parreira pur jus… des textures encore…
Au sol il trace un premier cercle qui devient une spirale – dont il dit « j’aime le côté infini, pas de début, pas de fin, une promenade où tu viens terminer ton tour ». A mesure de sa déambulation, la texture évolue, se modifie ; en vue aérienne la spire pourrait se lire comme une terre magnifiquement labourée. Ou comme un 33-tours en vinyle dont la surface serait couverte de microsillons en spirale, à peine visibles, mais gravés avec une précision géométrique. Cependant, au centre, pas d’étiquette, rien pour indiquer les détails ou les intentions de l’artiste…
Le centre est simplement fracturé par une grande courbe qui rompt le territoire, les textures changent, tandis que le terrain se charge. Un centre qui concentrerait un secret… ou simplement un espace de vie.

Je ne suis pas sûre du tout qu’il avait au fond de sa mémoire le plan des Salines de Ledoux – un demi-cercle composé de onze bâtiments disposés autour d’une cour centrale – qui incarnait les idéaux des Lumières…
Je ne sais pas non plus s’il a dessiné ce jour-là le plan de son Atoll. Il préfère dire que le petit cercle au centre s’apparente à quelque chose de la vie. Que c’est un autre chemin, une traverse. Un jeu de contrastes.
Il dit aussi que c’est peut-être une paupière, le jour et la nuit, et que ça fait du bien de se laisser porter. Qu’on parle toujours de l’œil ouvert ou fermé. Que l’œil est aussi un écrin. Et la part de l’intime.
« C’est une narration que l’on peut conter, le dessein d’une trace de ma pensée. Ce qui est beau est que ça disparaît ».
Dans chaque création, le chemin des mémoires empilées est un secret.
Tina Bloch
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* Ainsi au Japon la lettre sur papier washi existe toujours. Le choix du papier, la texture exprime l’émotion et le pliage une forme de retenue. La lettre n’est pas ouverte mais refermée sur elle-même.
** Le mot « saudade » est profondément enraciné dans l’histoire culturelle et poétique du Portugal. C’est l’un des mots les plus difficiles à traduire, qui vient du latin « solitas » – la solitude.
*** Immeuble de 88 logements par Vincent Parreira (AAVP) au 7 rue de Tolbiac, à l’angle des rues de Tolbiac et du Chevaleret à Paris XIII
**** « Dans le pli d’un drapé » Archibooks + Sautereau éditeur 2012
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