
L’histoire d’Abidjan est indissociable de celle de ses infrastructures. Du premier pont flottant,* aujourd’hui tombé dans l’oubli, aux ponts Félix Houphouët-Boigny et Général De Gaulle — symboles du passage de la Côte d’Ivoire du statut de colonie à celui de pays indépendant — ces ouvrages racontent une ville en perpétuelle transformation, confrontée depuis sa naissance aux défis de la mobilité. Chronique d’Abidjan.
Comment ces ponts, érigés comme autant de promesses de fluidité, sont-ils devenus les marqueurs d’une politique urbaine qui privilégie la prolifération d’infrastructures routières… au détriment d’une véritable stratégie de mobilité durable ?

À Abidjan, les embouteillages sont devenus un élément indissociable du paysage urbain. Dès l’atterrissage, le visiteur est saisi par cette réalité : à la sortie de l’unique aéroport de la ville, malgré une nouvelle autoroute, les bouchons guettent. Et, partout, à toutes les échelles, des chantiers : échangeurs monumentaux, routes élargies, voies express. Abidjan semble n’avoir jamais été autant en mouvement. Ou plutôt, en référence aux embouteillages : aussi immobile dans son mouvement…
Ce tournant s’est amorcé en 2014, avec l’inauguration du pont Henri-Konan-Bédié**, un projet lancé vingt ans plus tôt. Long de 1 500 mètres, il relie le nord et le sud d’Abidjan. Plus qu’un simple pont, il est un véritable complexe autoroutier contenant six voies. Il symbolise le renouveau économique de la Côte d’Ivoire, qui sort alors d’une crise majeure.

La construction de ce pont marque le début d’une véritable frénésie dans le secteur de la mobilité. Les autorités locales se lancent dans une véritable guérilla contre les embouteillages.
Des échangeurs surgissent, des axes se prolongent, un quatrième pont relie Yopougon au Plateau… Mais les embouteillages, eux, résistent. Ils s’étendent, persistent, s’intensifient. Même le dernier-né, le pont Alassane Ouattara — reliant Cocody au Plateau et conçu comme un emblème d’une ville en évolution — ne change rien à l’affaire. Il devient un symbole de plus… d’une mobilité qui ne suit plus.

Les autorités le reconnaissent. En 2021, Patrick Achi, le chef du gouvernement appelait à la patience : « La ville d’Abidjan étant en chantier, il se trouve qu’on assiste à un surcroît d’embouteillages ici et là. C’est vrai, mais c’est pour un temps qui est passager. C’est comme dans toutes les villes qui sont en chantier qui se développent rapidement. Restons concentrés sur la perspective de la fin de ces travaux », dit-il.

Mais patienter… jusqu’à quand ? Car la ville s’étend, sa population explose et la multiplication des routes ne fait qu’alimenter le cercle vicieux : plus de routes, plus de voitures, plus de bouchons.
Et si la solution était ailleurs ?
Au lieu de tout miser sur les grands axes, ne faudrait-il pas repenser la mobilité ? Penser la ville autrement ?
Le modèle hérité du colonialisme – cette séparation stricte entre quartiers d’habitat et quartiers d’activité – impose aux Abidjanais des trajets quotidiens longs et contraints. De fait, les week-ends et jours fériés, les embouteillages disparaissent comme par magie. La ville peut respirer. Preuve que le problème n’est pas la densité mais bien l’organisation.
Plutôt que d’étendre encore les routes, ne pourrait-on rapprocher les lieux de vie et de travail ? Encourager les mobilités douces, collectives, flexibles ? Investir dans des infrastructures adaptées à la réalité sociale et climatique de la ville ?
En sortant de cette logique de zoning, les politiques locales pourraient aussi freiner l’expansion de la tache urbaine.
En attendant, la ville mise encore une fois sur une nouvelle infrastructure grandiose, censée résoudre les problèmes de mobilité. Le métro d’Abidjan, attendu dans les prochaines années, porte cette ambition. Il ne suffira probablement pas.

Par ailleurs, la solution est peut-être hybride : les ponts qui façonnent la ville d’Abidjan ne pourraient-ils pas devenir plus que de simples infrastructures routières ? Des lieux de vie, de rencontre, de promenade ?
Peut-être est-ce là, finalement, le plus bel hommage à rendre aux présidents qu’ils célèbrent : offrir à tous les Abidjanais une ville vivable, respirable… et surtout, traversable autrement.

Thierry Gedeon
Conteur d’architecture
Retrouver toutes les Chroniques d’Abidjan
* Lire la chronique Les ponts d’Abidjan entre hier et demain
** Un hommage au deuxième président de la République de Côte d’Ivoire.