
Dr. Nut, patron du 22, rencontre Atsuko Kanamaru qui dirige à Tokyo le département chargé des « Johatsu » – littéralement : les « évaporés ». Aïda, au Brésil sur la piste de Dubois, découvre un nouvel indice indiquant que Gloria, la compagne de l’architecte, est en grand danger. (Cha. XI).
Retrouver les personnages à l’œuvre
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« Si une personne tatouée meurt en liberté, c’est qu’elle est morte quelques années avant de commettre un meurtre ».
Adolf Loos
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Chapitre XI
Mardi 20 février, 9h (heure de Paris), dans le bureau de Dr. Nut
Il avait beau être prévenu mais l’arrivée des Japonais lui a fait un choc. Avec Heidi, son jeune officier, il les a accueillis au pied du TGI, deux hommes et deux femmes. Les collègues nippons semblaient bien étonnés en découvrant le TGI. La traversée de la petite délégation via les escalators attirant les regards, tout en indiquant le chemin, Dr. Nut avait préféré se taire, laissant à Heidi le soin de faire le guide. C’est lui, le Nantais séducteur, qui lors d’un séminaire sur la sécurité au Japon a fait la connaissance d’Atsuko Kanamaru, directrice adjointe à Tokyo de leur propre service des disparitions inquiétantes et cheffe de cette délégation de policiers spécialisés. Ayant fait des études de droit international en France, Atsuko est une francophone accomplie, heureusement. Dr. Nut sait maintenant qu’elle dirige le département dédié aux « Johatsu » (littéralement : les « évaporés »).
C’est ainsi qu’il a appris qu’au Japon, chaque année, de 80 000 à 90 000 personnes disparaissent du jour au lendemain, volontairement. Selon Atsuko, ce nombre est sans doute bien supérieur : le sujet est tabou, les familles préférant ne pas évoquer la disparition de leur proche, encore moins en informer les autorités. Dr. Nut est bien placé pour savoir qu’ici aussi des femmes disparaissent sans qu’aucun avis de recherche ne soit lancé, cela ne signifie pas pour autant qu’elles disparaissent volontairement. Mais il y aurait bien une spécificité japonaise, comprend-il, liée à la honte de perdre la face : plutôt se volatiliser que demander un divorce par exemple.
Pour autant, le problème d’Atsuko – son problème quotidien tout comme celui de Dr. Nut – est de parvenir à déterminer suffisamment tôt si la disparition est volontaire ou si elle est inquiétante. « Un jeune homme ou une jeune femme qui disparaît pour des histoires pas nettes liées à la drogue, la mafia ou que sais-je, la famille sera tout aussi réticente à prévenir la police, donc la tradition des « Johatsu » ne nous avance pas tellement », expliqua-t-elle. La raison pour laquelle, de passage à Paris avec son équipe, elle avait accepté l’invitation d’Heidi de passer au bureau pour échanger pendant quelques heures sur leurs méthodes respectives. Peut-être avions-nous une idée, une martingale ?
Au Japon, des familles font appel à des détectives privés pour tenter de retrouver leurs johatsus mais ces services coûtent cher, a-t-il appris. « Ici aussi il faut avoir les moyens pour se payer un détective privé, qui le plus souvent ne fera pas mieux, sinon moins bien, que n’importe qui de mon équipe », se souvient avoir pensé le policier français.
Maintenant qu’ils sont déjà partis, Dr. Nut sourit en se remémorant leur arrivée au 22, son service des disparitions inquiétantes, tous ses gars quasiment au garde-à-vous. Il aurait bien aimé qu‘Aïda soit là parce qu’il n’y avait que des mecs chez lui. Dr. Nut sait d’expérience que si la rencontre avait eu lieu plus tard dans la journée, l’ambiance aurait été totalement différente mais les Japonais sont arrivés de Londres hier soir tard – une jeune japonaise de bonne famille, selon toute apparence « évaporée », a été retrouvée serveuse dans un bar à la mode et a indiqué ne vouloir ni rentrer chez elle ni divulguer sa présence à sa famille. Atsuko avait donc fini son taf. « Une sacrée ‘bonne famille’ qui fait faire le tour du monde à quatre gugusses dont la grande cheffe », avait pensé l’inspecteur parisien sans poser de question. Ils reprenaient aujourd’hui l’avion pour le Japon et devaient être à Roissy à 15h.
Pour autant, tout le monde était ravi de la visite et les échanges se sont révélés très instructifs de part et d’autre. Accompagnant Dr. Nut dans son bureau, Atsuko a vite identifié la série de photos des victimes de Dubois. « Toutes ‘évaporées’ avec le même homme ? », demanda-t-elle en désignant la photo de l’architecte, au centre. « Je le crains », a répondu Dr. Nut. « Êtes-vous obsédé parfois par ces gens que vous cherchez, que vous ne trouvez pas et qui deviennent comme des fantômes, vindicatifs parfois, et emplissent votre vie ? », lui demanda-t-elle alors, le regardant droit dans les yeux. « Parfois », dit-il. « Moi aussi, dit-elle en reportant son regard vers les photos sur le mur, « nous faisons un métier où nous sommes entourés de fantômes ». Dr. Nut fut touché et ému par la remarque – il aurait voulu l’embrasser – mais, évidemment, n’en montra rien.
Bref, le temps a passé vite, avec force courbettes et exclamations dans une sorte de sabir seulement compris par tous les policiers du monde entier. « Nous n’avions évidemment pas de réponse à sa question », soupire pour lui-même le policier. Soit la disparition est d’évidence inquiétante, et il n’y a pas à se poser de question, soit d’évidence elle n’est pas inquiétante, du moins aux yeux d’un policier expérimenté plutôt qu’aux yeux de parents affolés. Et sans doute n’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter, au sens criminel du terme, pour la majeure partie des « évaporés » japonais. La difficulté est dans l’entre-deux, c’est dans les zones d’ambiguïté que les décisions sont difficiles à prendre, quand elles sont justement les plus urgentes. Alors chaque cas est différent, il n’y a pas de martingale. « Nous avons nous aussi nos propres « évaporées », une traite des êtres humains d’une dimension qu’ils ne semblent pas connaître au Japon. Et la honte, ce n’est certainement pas ce qui étouffe nos criminels… »
Dr. Nut regarde sa montre : 13h. Il reste plein de viennoiseries auxquelles les Japonais ont à peine touché. Il s’assoit, s’empare d’un chausson aux pommes et s’efforce de ne plus penser à rien pour un instant.
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Mardi 20 février, 16h (heure de Brasilia), 20h (heure de Paris), dans la voiture de Dr. Nut
– Bonjour Aïda, je n’attendais pas votre appel après le point complet d’hier soir. Que se passe-t-il ?
– Salut patron, pas d’inquiétude, tout va bien, je ne serai pas longue mais j’ai pensé que l’info pourrait vous intéresser…
Dr. Nut, en planque place des Ternes, en attendant l’arrivée espérée d’une évaporée, comme il les appelle depuis ce matin, sent l’excitation dans la voix d’AÏda.
– Je vous écoute
– Dubois et Gloria sont rentrés à l’hôtel, je vous appelle, de la terrasse, parce que vous ne devinerez jamais ce qu’ont fait Dubois et Gloria ce matin.
– Comment le saurais-je ? Et sa voix témoigne qu’il commence à être excédé par l’attente.
– Un tatouage ! Gloria s’est fait tatouer ce matin, avec Dubois mais elle seule s’est fait tatouer…
Dr. Nut a besoin soudain de reprendre son souffle et, au téléphone, Aïda respecte son silence – elle est contente d’ailleurs qu’ils utilisent seulement le téléphone, pas besoin de se voir… Que dirait-il de son bronzage… Pour sa part, le policier se souvient de Gina, comment ils ont découvert – comment Aïda a découvert – que Gina avait été tatouée peu de temps avant sa mort. Il s’agissait alors d’un plan de… Il cherche dans sa mémoire…
Aïda semble lire dans ses pensées.
– C’était le plan du Pavillon de Barcelone de Lucien Mies van der Rohe.
– (Surpris) vous lisez dans mes pensées… C’est quoi cette fois ? Le savez-vous ?
– Oui !!!! (Aïda est surprise de sa joie, après tout, ce n’est pas une bonne nouvelle pour Gloria). Thiago et ses gros bras n’ont eu aucun mal à récupérer l’info auprès du tatoueur, qui semblait d’ailleurs particulièrement fier de son travail. « Une femme superbe, et son mari français, un homme charmant », a-t-il dit à Thiago.
– Son mari ???
– Yep ! Elle ne voulait sans doute pas qu’il pose des questions. En tout cas, nous dit-il, c’était la première fois qu’il faisait un tel tatouage et il était vachement content.
– Et donc…
– Et donc le tatoueur n’avait aucune idée de ce que c’était et il n’avait pas gardé le modèle avec lequel Dubois et Gloria étaient venus. Mais il a su nous en faire une reproduction de mémoire. Il m’a fallu une heure une fois rentrée moi aussi à l’hôtel pour l’envoyer à ma sœur, Sophia, l’architecte…
– Oui, je me souviens…
– … et qu’elle me réponde. Elle a trouvé ! Il s’agit du plan du Palais du Congrès national, construit à Brasilia par Oscar Niemeyer, une star architecte ici…
– Oui, je sais
– Oh…
– Excusez-moi, je sais qui est Niemeyer je veux dire, depuis le temps que je cours après Dubois l’architecte.
– Bref, avec le plan du Palais du Congrès national désormais tatoué sur l’avant-bras, je me dis que plus que jamais, c’est Gloria l’objectif de Dubois. Ce qui m’a surpris est que, sachant désormais que nous le filons, on ne se cache même plus – c’est embarrassant d’une certaine façon – il nous a pourtant laissé voir que Gloria se tatouait.
– Et ?
– Cela veut dire qu’il ne sait pas que nous avons trouvé le tatouage de Gina et que nous avons compris qu’il les tatouait avant de les tuer. Il croit que, pour nous, cette séance en amoureux chez le tatoueur s’inscrit dans la longue liste de visites architecturales, et à Brasília, comme je vous l’ai dit hier, il y a de quoi faire, et les restaurants, et le shopping, etc. et que nous n’y prêterions pas attention.
– Bien joué. Mais je dois vous laisser, je vois débouler l’une de mes évaporées du jour.
– Une évaporée ?
– Je vous expliquerai à votre retour mais je dois y aller.
– Ça tombe bien, je vois Thiago qui me fait signe, Dubois et Gloria sortent de l’hôtel et je dois y aller aussi. De toute façon, avec nous collés à ses basques, il ne risque plus de tuer personne.
– C’est ça, à très vite Aïda.
– Ok patron, à très vite.
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Mardi 20 février, 22h47 (heure de Paris), dans la cuisine de Dr. Nut
– Allo
– (accent chantant) Bonjour inspecteur Nutello. C’est Lorenzo Antonetti, le journaliste de La Stampa.
– Oui, je me rappelle. Que voulez-vous ? Je vous ai déjà dit que je ne savais rien à propos de Gina Rossi.
– Ah, vous vous souvenez de son nom…
– Il est tard, que voulez-vous ?
– Je pense que j’ai des infos pour vous, à propos de Dubois ?
– Dubois ?
– Oui, Dubois l’architecte.
– Je vous écoute.
– Julie Durantin, ça vous dit quelque chose ?
Secrétariat du 22
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