Le vendredi 13 janvier 2017, même la ministre de la Culture, Audrey Azoulay, avait fait le déplacement pour inaugurer la bibliothèque Alexis de Tocqueville à Caen (Calvados). La ‘baby shower’, en présence de Rem Koolhaas, en jetait pour accueillir le dernier né d’OMA, signe de l’ambition un peu plus que municipale de ce projet dont l’accouchement aura quand même pris six ans. Visite entre déception et saisissement.
Il faut le dire : vue depuis la rive sud du canal, la Bibliothèque Multimédia à Vocation Régionale (BMVR), rebaptisée avec une pincée de poésie Bibliothèque Alexis de Tocqueville, ne semble pas être l’oeuvre la plus inspirée de Rem Koolhaas. Un Pritzker Prize (millésime 2000) suffit-il, à Caen, pour faire sens ? Pas de loin en tout cas tant le monolithe semble raide, triste et massif. D’autant que les aménagements alentour, signés Michel Desvignes, paraissent pêcher par une trop grande subtilité.
Pourtant, la volonté de l’ancienne municipalité était limpide. Le nouvel équipement devait prendre place comme figure de proue de la presqu’île, à la frontière entre ville historique et moderne. A cet égard, l’ouvrage de Koolhass répond à sa mission de s’inscrire dans le cadre de la reconquête de la friche portuaire caennaise. C’est ainsi que le Néerlandais côtoie le Tribunal de Grande Instance signé Baumschager Erbele avec Pierre Champenois, le Dôme de Bruther, l’ESAM commandée au Studio Milou et la salle de musiques actuelles Le Cargö d’Olivier Chaslin, au cœur d’un quartier animé et ouvert sur sa jeunesse.
D’un point de vue urbain, OMA a su se montrer plus délicat qu’il n’apparaît de premier abord. En effet, la bibliothèque de 11 700 m² prend la forme d’une croix de Saint-André dont chacune des branches est orientée vers un quartier particulier de la ville : l’Abbaye aux Hommes et l’Abbaye aux Dames, quartier de la reconstruction, quartier de la gare et la presqu’île. L’architecte crée ainsi quatre parvis afin que l’espace public file jusqu’au pied du bâtiment.
Cependant, qu’il s’agisse du «X» utilisé pour tenir les poutrelles de plancher en architecture, de l’outil des tailleurs de pierre, ou encore du symbole de la lumière, du partage et de la séparation ou le symbole de l’humain en marche, trop martelé, le symbole perd en subtilité. Même si le nouvel équipement répond à la double prégnance cruciforme attendue, sa forme est statique, visible, prenant tout l’espace.
Le programme commandait un lieu de tous les échanges. Passée la porte d’entrée, surprise ! L’agora offre au rez-de-chaussée les services attendus dans un espace agréable, quoiqu’un peu froid. Dans le silence, seul le ronronnement des escalators invite à retrouver la lumière de la salle de lecture. Là, le visiteur reste coi devant l’espace qui s’ouvre progressivement à ses yeux : 2 300 m² sans aucun poteau, entièrement vitré à 360° sur la ville. Le chiasme extérieur prend alors tout son sens dans le vide de l’architecture créé dans la masse. N’est pas Pritzker qui veut !
L’alternance en façade de verre transparent et translucide donnait déjà quelques pistes. Le bureau d’études Egis aura conçu une gigantesque structure métallique de 550 tonnes et d’une portée de plus de 80 m, permettant la mise en œuvre de ces vastes baies bombées de 6 mètres de hauteur tout en se passant de points porteurs. Une revanche de la part de l’architecte perdant sur le concours de la BNF en 1989, qui avait déjà présenté un projet avec de vastes excavations intérieures.
Dominique Perrault fut d’ailleurs un des malheureux de la compétition pour la BMVR en 2010, aux côtés de Rudy Ricciotti, un autre habitué de cette typologie de bâtiments publics. Dominique Coulon et Colboc et Franzen étaient à l’époque également de la partie.
Le tour de force a un prix et il n’est pas étranger à la démesure du coût de l’équipement public de 63 millions d’euros (plus de 40 millions d’euros de travaux avoués), au regard de la taille de la ville de Caen, voire même celle de la communauté urbaine Caen La Mer. Des maîtrises d’ouvrage qui s’offrent cependant ainsi une jolie vitrine architecturale, laquelle annonce le plan guide d’un autre Néerlandais, Winy Maas (MVRDV), qui prendra sa source justement sur les dernières parcelles de la Presqu’île.
Si les vitres sont bombées, c’est pour leur donner une meilleure résistance aux vents parfois violents et éviter les châssis pas toujours élégants. Le plateau libre s’ouvre sur la ville, seuls les ascenseurs et les escaliers métalliques viennent troubler le vide, mettant en scène les déplacements et la silencieuse effervescence.
A l’heure où les pessimistes avaient tôt fait d’enterrer les bibliothèques au profit d’Internet, la programmation caennaise témoigne d’une nouvelle organisation qui amplifie les échanges entre les lecteurs, les livres et les tablettes, les journaux, les conférenciers et les expositions. «Quand j’ai conçu ma première bibliothèque, il y a plusieurs années, on me disait que le livre serait remplacé. Heureusement, et au contraire, le livre a beaucoup gagné. Il reste un objet avec une autorité et une hauteur», s’est réjoui Rem Koolhaas lors de l’inauguration.
Caen n’est que la 39ème ville de France en nombre d’habitants mais la 11ème commune dans laquelle il fait bon vivre selon le dernier sondage du magazine l’Express. D’aucuns pourraient donc s’interroger sur le bien-fondé d’un tel investissement pour une ville et une région qui bénéficieront à terme des retombées du Grand Paris. Produit d’appel ? En tout cas, la bibliothèque Alexis de Tocqueville, initiée par l’ancienne municipalité, avait tôt fait enjeu de campagne politique, d’où sa filiation avec l’intellectuel normand du XIXe siècle*.
Si l’ancien maire, Philippe Duron, a fait les frais des critiques portées par le nouveau locataire de l’Abbaye aux Dames quant au budget final, supporté à hauteur de 46,4% par l’agglomération, le projet fut cependant financé à 23% par l’Etat car il fut conçu en écho au programme de constructions initié en 1992 par le ministère de la Culture dans douze grandes villes françaises alors dépourvues d’équipements de ce type.
Politiquement, l’orientation de la croix décussée témoigne somme toute de l’étendue de l’ambition des élus : relier, selon une ligne nord-sud, les éléments fondateurs de la ville historique aux quartiers sud en plein développement; et dans l’axe ouest-est, nouer les quartiers de la reconstruction de l’après-guerre à la Presqu’île, territoire de plus de 600 hectares, lieu de tous les fantasmes d’élus en vue de la création d’une ville du futur.
Car Caen affiche le but de faire revenir les citadins trentenaires sur ces terres désertées. Leur offrir une meilleure qualité de vie, grâce au schéma directeur imaginé par MVRDV, des logements plus qualitatifs, des espaces urbains attractifs et agréables, relier la ville à la mer. Mais, comme dans bien des métropoles, l’attractivité des villes passe aussi, et surtout, par les équipements culturels qu’elle propose, gages d’une société sereine et d’échanges intellectuels.
La bibliothèque trouve donc sa place dans la fratrie «Koolhaassienne» des bâtiments-outils développés par l’agence comme le Kunsthal de Rotterdam, la Seattle Central Library ou encore la Casa da Musica de Porto. Ce projet architectural traduit remarquablement les enjeux des grands équipements de lecture publique et, plus largement, de toute institution culturelle du XXIe siècle.
Léa Muller
*Homme politique, philosophe normand né au début du 19e siècle, Alexis de Tocqueville s’est surtout illustré par ses œuvres littéraires nombreuses et renommées – la plus célèbre restant « De la démocratie en Amérique » – et son combat avant-gardiste contre l’esclavagisme.