
En s’inspirant d’un artefact culturel pour légitimer un geste technologique importé, la Tour F transforme le patrimoine en argument marketing. Rêve de grandeur ? Chronique d’Abidjan.
Le 25 octobre 2025, la Côte d’Ivoire s’est réveillée sans surprise : Alassane Ouattara a été réélu pour un nouveau mandat. Dans les rues d’Abidjan, la nouvelle n’a suscité ni liesse ni tumulte. C’est un pays qui continue sa route, conscient que le pouvoir reste entre des mains familières. Cette continuité politique s’accompagne d’une même constance architecturale : celle d’un État qui rêve toujours plus grand. Dans ce paysage, un projet incarne plus que tout ce désir de grandeur : la Tour F.
Sur le Plateau, cœur administratif d’Abidjan, le chantier s’impose déjà comme une promesse de puissance. La Tour F doit culminer à plus de 280 mètres, devenant la plus haute d’Afrique, et dépassant de plus du double la plus haute tour d’Abidjan. Une prouesse technique, une fierté nationale, un signal lancé au monde. Avant elle, d’autres tours avaient déjà dessiné la silhouette du Plateau. Les tours A, B, C, D et E, construites entre les années 1970 et 1980, formaient l’épine dorsale de la « Cité administrative », imaginée comme un centre névralgique d’un État moderne. Ces bâtiments imposants abritaient les ministères et les administrations, marquant l’époque de la planification et des grands ensembles publics.
La Tour F devait, à l’origine, s’ajouter à cet ensemble : une sixième tour pour compléter l’alphabet du pouvoir. Mais son échelle la fait changer de registre. Là où les tours précédentes traduisaient un idéal bureaucratique et fonctionnel, celle-ci relève du symbole. Confiée au groupe PFO Africa, l’entreprise proche du pouvoir et déjà à l’œuvre sur de nombreux chantiers présidentiels, la Tour F se veut l’expression d’un nouveau visage de la Côte d’Ivoire : moderne, conquérante, tournée vers le monde. Son architecte, Pierre Fakhoury, affirme s’être inspiré d’un masque africain, métaphore de l’identité et de la tradition.

L’intention, séduisante en apparence, mérite pourtant d’être interrogée. En effet, au-delà du discours, et de peut-être la forme (je vous laisse faire votre propre avis), il est permis de se demander ce que la tour a de vernaculaire. Sa façade entièrement vitrée, sa structure élancée et son enveloppe de verre témoignent d’une architecture globalisée, plus proche des standards internationaux que des spécificités locales. Sous ce climat humide et chaud, cette tour de verre risque d’être une tour de fours. Derrière le symbole du masque, l’ombre d’une contradiction : que reste-t-il du génie africain lorsque le projet adopte sans distance les codes climatiques et esthétiques étrangers ?
L’architecture du pouvoir aime les symboles, aux dépens trop souvent du climat. Ici, l’imaginaire du masque est réduit à la forme. Une image plaquée, sans forcément en lien avec l’environnement qu’elle veut pourtant incarner. En s’inspirant d’un artefact culturel pour légitimer un geste technologique importé, le projet transforme le patrimoine en argument marketing. Peut-on dans ce cas réellement parler de dialogue entre tradition et modernité ?

Au fond, la question demeure : Abidjan avait-elle vraiment besoin d’une nouvelle tour administrative ? Les précédentes, celles de la Cité administrative, peinent à se remplir. L’État se dote d’un nouveau totem alors que les anciens n’ont jamais trouvé leur pleine fonction.
Pendant ce temps, la ville s’étend et s’épuise. Les loyers flambent, les classes moyennes s’éloignent du centre, les quartiers informels se densifient sans infrastructures… et grignotent sur les véritables symboles d’Abidjan : son parc Banco et sa lagune.
Et puis, comment ne pas penser à la Pyramide d’Abidjan ? Érigée bien avant la Tour F, elle fut déjà le manifeste d’une époque qui rêvait de modernité. Aujourd’hui, sa carcasse de béton dort au cœur du Plateau, oubliée des grands discours.* Pourtant, elle demeure l’un des rares édifices à raconter quelque chose d’intime de la ville : son rapport à la verticalité, sa promesse d’une architecture tropicale inventive, adaptée à son climat et à sa ville. Réhabiliter la Pyramide, ce serait renouer avec une intelligence du lieu, faire revivre un patrimoine au lieu de le supplanter. Abidjan n’a pas forcément besoin d’un nouveau geste spectaculaire ; elle a besoin de redonner sens à ceux qu’elle a oubliés.

À force de viser plus haut, Abidjan semble oublier la réalité. La Tour F incarne ce paradoxe : une ambition légitime mais mal orientée. La ville cherche à prouver la modernité par la hauteur, alors que l’urgence, elle, est au sol. Loger, densifier intelligemment, planifier durablement. Voilà les chantiers réels d’une capitale en devenir.

Cette tour trouve un étrange écho dans une autre ambition, plus ancienne. Celle de Félix Houphouët-Boigny, qui, en bâtissant Yamoussoukro, rêvait d’un centre politique stable au cœur du pays. Deux rêves présidentiels, deux monuments d’État, deux manières d’habiter la grandeur. L’un a figé la modernité dans l’horizontalité d’une capitale presque vide ; l’autre la propulse dans la verticalité d’une tour de verre et de béton difficilement habitable.
Thierry Gedeon
Conteur d’architecture
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* Lire la chronique Abidjan, la Dame du Plateau, pyramide afrofuturiste (Nov. 2024)