Une polémique agite le landerneau architectural suite aux révélations que Le Moniteur, dans le cadre de ses prix annuels, opposerait «la gesticulation architecturale» à «l’architecture du quotidien». L’influent groupe de presse fait mine de penser qu’il s’agit d’une remise en cause du lauréat de l’Equerre 2007 quand c’est l’institution même qui semble visée. Explications.
Le 9 novembre dernier, un communiqué de presse rageur parvenait aux rédactions. Le voici in extenso :
«La réduction de la création architecturale à une opposition entre ‘gesticulation’ et ‘architecture du quotidien’ revendiquée par Le Moniteur à l’occasion de la remise des prix d’architecture de cette année relève d’une manipulation réactionnaire qui vise à vider de son sens la complexité de la pensée développée par les architectes.
L’utilisation de nos travaux comme caution à la volonté de mettre en exergue une architecture que vous qualifiez de quotidienne pose le problème de notre représentation et de la crédibilité de notre activité au regard d’une architecture qui s’évalue par-delà nos frontières.
Nous refusons ce discours réducteur et interdisons l’utilisation de l’image de nos bâtiments dans l’annuel AMC 2007».
Une longue liste de signataires*, dont certains prestigieux, faisait suite. Bigre !
De fait c’est un article dans Le Monde daté du 8/11/07 qui a mis le feu aux poudres. En effet, Frédéric Edelmann citait les propos suivants de Frédéric Lenne, directeur du département architecture du Groupe Moniteur et membre du jury de l’Equerre d’argent 2007: «[l’historien William J.R.] Curtis (lui-même également membre du jury. NdR) a estimé nécessaire de saluer l’architecture du quotidien, celle dont on parle le moins et qui est maintenant nécessaire à la recomposition de notre paysage urbain». Avec en guise de résumé général, également entre guillemets : «Refus de la gesticulation architecturale et volonté de rappeler les fondamentaux».
Pas étonnant que le sang des architectes n’ait fait qu’un tour. En effet, parler de gesticulation architecturale à propos (entre autres et sans offense pour les nominés qui ne sont pas cités et tous ceux qui font leur métier tous les jours avec une honnêteté intellectuelle irréprochable) de la Cité de la voile à Lorient de Jacques Ferrier, du Musée Champollion de Figeac de Moati-et-Rivière, du musée du Cristal de Lipsky-Rollet ou encore des archives départementales de Rennes de Ibos&Vitart et du Pavillon noir de Rudy Ricciotti à Aix-en-Provence, tous nominés cette année au prix de l’Equerre d’argent, a de quoi rendre furieux l’architecte le plus soupe au lait. La soudaine montée de bile des architectes contre Le Moniteur s’explique ainsi aisément.
Sauf que Frédéric Lenne dément absolument avoir tenu ces propos. Re-bigre !
Lors de l’annonce le 22 octobre dernier des lauréats de l’Equerre d’argent et du prix de la première œuvre – prix annuels organisés par Le Moniteur – Jacques Guy, président du Groupe Moniteur, a bien mis en exergue cette volonté du jury de récompenser «l’architecture du quotidien». Et Frédéric Lenne reconnaît avoir développé le sujet auprès de Michèle Leloup, journaliste à L’Express.
«C’est une chose qui peut surprendre : entre un grand geste architectural et une architecture du quotidien, le jury a choisi l’architecture du quotidien», se souvient-il avoir déclaré. De fait, dans un court billet annonçant les résultats parus le 23 octobre dans l’Express.fr, Michèle Leloup ne met pas le mot ‘gesticulation’ dans la bouche de Frédéric Lenne. C’est elle qui – malicieuse ? – estime en conclusion de son article : «Refus de gesticulation architecturale et volonté de rappeler les fondamentaux de cette discipline, Le Moniteur entend visiblement rendre hommage aux œuvres qui doivent avoir valeur d’exemple dans la cité», écrit-elle. Et rien ne se passe. Ce n’est que deux semaines plus tard, après la publication dans Le Monde inspirée de ce premier article, que le landernau connaît une soudaine poussée de fièvre.
Tempête dans un verre d’eau à moitié vide ? Pas tout à fait. En effet, il est quand même significatif qu’un simple mot malencontreux, qu’il soit du fait d’un journaliste ou de Frédéric Lenne ne change rien, devienne ainsi si lourd de sens dans l’esprit de nombre d’architectes et occasionne une telle vindicte vis-à-vis du Moniteur. Lequel a d’ailleurs senti l’obligation d’envoyer à son tour, le 12 novembre, un communiqué de presse rappelant en substance la totale transparence et souveraineté du jury international.
Ce jury**, composé en majorité d’architectes et ne comptant que trois membres, sur douze, représentant Le Moniteur, n’a choisi le bâtiment lauréat – restructuration-extension du groupe scolaire Nuyens à Bordeaux de Nathalie Franck et Yves Ballot – qu’au terme de trois tours de scrutin et débat serrés, Rudy Ricciotti ne perdant que de justesse. Le débat fut d’ailleurs si intense que l’annonce des résultats est intervenue avec 30 minutes de retard sur l’horaire prévu. Les règles de constitution du jury et de sélection étant les mêmes depuis 25 ans, ce mot malheureux et l’ire qu’il occasionne aujourd’hui traduisent donc une défiance plus profonde vis-à-vis du groupe de presse emblématique du secteur que la seule déconvenue quant au choix du lauréat n’explique pas.
Le Moniteur, dans son communiqué, «s’étonne de cette polémique». Frédéric Lenne estime aussi que «la procédure est irréprochable» tandis qu’il ne lui paraît «pas utile de critiquer ce prix». Mais, à lire le communiqué des architectes en colère, ce n’est pas tant le prix qui est visé que Le Moniteur lui-même, comme le démontre ce «vous» vengeur du second paragraphe.
Frédéric Lenne s’en offusque. «Que l’on critique le choix du jury d’accord mais on attaque Le Moniteur sur un mauvais sujet ; parlons d’architecture», dit-il. Mais peut-être faut-il parler en effet du Moniteur qui, dans sa volonté assumée d’aimer tout le monde et de ne froisser personne finit par ne plus dire grand-chose. Certes la politique de l’eau tiède fait le bonheur, depuis longtemps, de ses actionnaires tant la bonne santé financière du groupe fait des envieux. Mais pour un titre de presse qui professe de «soutenir la profession dans toutes ses dimensions», ses silences et omissions dès qu’un sujet se révèle un tant soit peu polémique vis-à-vis des pouvoirs en place, ou des annonceurs, finissent aujourd’hui, dans un monde qui a largement changé avec les nouvelles technologies, par devenir suspects.
«Nous sommes un journal professionnel, pas le Canard enchaîné», se défend Frédéric Lenne en guise d’explication. Certes. Mais Frédéric Lenne avait-il conscience du profond malaise ressenti par la profession lorsque le président Nicolas Sarkozy a reçu à sa table un aéropage largement constitué d’architectes étrangers ? «Oui». Puis, «non, je ne l’ai pas écrit».
De même Le Moniteur n’a offert aucun recul critique quand au discours du président. Ce n’est qu’un exemple. Comme l’est sans doute ce nom désormais désuet d’Equerre d’argent. Qui utilise encore une équerre, ou un fil à plomb, quand l’argent n’est destiné qu’aux seconds ?
C’est Le Moniteur qui par ailleurs contrôle toute la chaîne de sélection, tant des œuvres présentées que du jury. Ce dernier est souverain mais Le Moniteur ne devrait-il pas, quitte à hérisser le poil, se poser la question du sens à donner à ce prix ? Que veut-il montrer ou démontrer ? Dans quel but ? Pour dire quoi ? Avec quelle ambition ? La posture du chevalier blanc, puissant mais bienveillant, qui n’a d’autre souci que de «promouvoir le désir d’architecture chez les citoyens» ne convainc que les naïfs et n’illustre que le manque de projet.
Surtout, peut-être est-il temps pour le vénérable Moniteur – 104 ans cette année, et devenu une institution incontournable et influente du paysage architectural et du BTP français – de s’interroger à nouveau sur son rôle. Frédéric Lenne, dont la passion pour l’architecture ne fait aucun doute, comme d’autres au Moniteur, connaît parfaitement les inquiétudes des architectes et les menaces qui pèsent sur leur métier, sait leurs difficultés d’exercer au quotidien justement, voit le mépris et/ou l’incurie de nombre de maîtres d’ouvrage et d’élus, jusqu’au plus haut niveau, à leur égard, n’ignore aucune des problématiques liées aux concours en France ou à l’accès à la commande des jeunes, sait encore parfaitement décrypter les conséquences de telle ou telle réglementation et comprend toutes leurs frustrations, aussi illégitimes fussent quelques-unes d’entre elles.
A ne pas prendre parti, voire en souscrivant discrètement à nombre de politiques qui inquiètent au plus haut point les architectes – les PPP et les ouvrages en conception-réalisation, pour ne citer qu’eux – Le Moniteur apparaît comme un journal qui de fait s’inscrit en parangon d’un conservatisme qui, s’il est mou, n’en demeure pas moins de plus en plus étouffant.
En clair, Le Moniteur a choisi son camp – et pourquoi pas – mais voudrait que nul ne le sache et lui accorde cependant des vertus qu’il n’a pas. Pour le groupe de presse, l’enjeu va bien au-delà de l’architecture et Le Moniteur est parfaitement dans son droit de se boucher les yeux, le nez et les oreilles et de mettre en exergue ce que bon lui semble, surtout quand cela rend le Groupe particulièrement attractif pour les investisseurs et profitable pour les actionnaires. Mais il ne peut alors faire mine de s’étonner que des architectes, piqués au vif, croient sur parole un mot qui, fut-il malencontreux, ne fait au fond que refléter la politique éditoriale du journal.
Cela dit, la polémique va rapidement glisser sur l’épaisse cuirasse du Moniteur. Reste l’humour d’un architecte spectateur aux débats : «Ce qu’il y a de drôle dans ce ‘mouvement’, c’est que beaucoup d’archis qui ont eu une promo dans Le Moniteur pendant des années se rebellent aujourd’hui contre lui, notamment les NAJA. Est-ce une manière de tuer le père …? Ont ils enfin grandi ?»
Christophe Leray
* Cette liste étant selon nos informations pour certains noms sujette à caution, nous avons décidé de ne pas la publier. Cela dit, la signature et la bonne foi de nombre de ces signataires ne souffre d’aucun doute.
* COMPOSITION DU JURY
Président : Jacques GUY, président du Groupe Moniteur ;
Membres :
Franck HAMMOUTENE, architecte, Prix de l’Equerre d’argent 2006 ;
Rémy PASCAL et Pierre BOUILLON (RPPB), architectes, Prix de la Première œuvre 2006 ;
Michel THIOLLIERE, maire de Saint-Etienne ;
François BERTIERE, président-directeur général de Bouygues Immobilier ;
Paolo AMALDI, architecte, enseignant et critique ;
Benedetta TAGLIABUE, architecte (EMBT – Barcelone);
Finn GEIPEL, architecte (LAB – Berlin et Paris)
Miguel LOOS, architecte (Loos Architects, Amsterdam);
William J. R. CURTIS, historien et critique;
Dominique ERRARD, rédacteur en chef adjoint du Moniteur;
Frédéric LENNE, directeur du département Architecture du Groupe Moniteur.
Cet article fut publié en première publication sur CyberArchi le 15 novembre 2007