Le travail engagé depuis quatre ans par l’architecte Éric Daniel-Lacombe à Mandelieu-la-Napoule (Alpes-Maritimes) sous la direction du maire, Sébastien Leroy, fournit un exemple concret qui illustre les promesses et les difficultés d’une démarche invitant les habitants à devenir plus proches de la nature et familiers de ses paradoxes. Chronique de la catastrophe (non) annoncée.
Au point de départ se trouve un risque dramatique, des morts à la suite de la crue d’un fleuve côtier. Puis tout se complique : il faut à la fois se défendre des sautes d’humeur de la nature et la protéger ; ceci dans le même verger où se déverse l’inondation. Mais le problème n’est pas là. La question était de savoir comment tous les habitants de Mandelieu et les touristes qui y viennent pourraient être protégés des inondations futures tout en devenant plus proches de la nature et familiers de ses paradoxes ?
En octobre 2015, des pluies stationnaires se sont déversées sur les reliefs du massif de l’Estérel à l’ouest de Mandelieu. Les eaux se sont rassemblées dans un court fleuve, le Riou de l’Argentière, qui court de la montagne à la mer comme le fleuve Otagawa à Hiroshima, et le fleuve Guadalupe à San Jose en Californie. Comme eux, il collecte les eaux de pluie qui descendent des montagnes proches vers la mer à des vitesses et hauteurs telles qu’elles emportent sur leur passage les arbres, les voitures, et les rez-de-chaussée des bâtiments.
À Mandelieu-la-Napoule elles ont noyé huit personnes qui cherchaient à remonter leur voiture des parkings souterrains des résidences du Cap Vert et du Lavandin près du boulevard de la Tavernière. Le Riou y déborde sur la rive gauche au débouché sur la plaine. Une gravure du XVIIe siècle le montre laissant sur sa rive droite le mont San Peyre avec la chapelle et le fort Saint-Pierre au sommet, et à son pied le rocher fendu par les Romains.* Il est traversé par un chemin partant du château, contournant le mont San Peyre et se prolongeant vers l’intérieur, sur un tracé vraisemblablement suivi par le boulevard de la Tavernière.
Sur la rive gauche, un grand quinconce d’oliviers occupe les terrains en pente du parc de l’Argentière sur lesquels a débordé le Riou en 2015. Le golf Old-course s’étend à présent au bas du quinconce et sur le bois de pins pigniers et des garennes plus à l’est. En face un jardin clos d’orangers, sur la rive droite, là où se trouve le « vieux centre » de la Napoule, tandis que le village du XVIIe siècle se trouve à l’ouest juste derrière le château d’Entremaux, (aujourd’hui château de La Napoule). Il est donc clair que depuis l’époque romaine ce rivage est resté presque désert d’habitation.
Eugene Jaubert, l’historien de La Napoule, ajoute en 1905 dans son commentaire d’une carte contemporaine de la gravure « N’est-il pas triste de songer, que la Napoule, parfumée de mimosas, de giroflées, d’anthémis et de cette adorable cassie provençale, n’est plus qu’un petit village, coquet, mais pauvre ? »**
Depuis 1900 un incroyable changement s’est produit, comme le montre le plan ci-dessous. La culture des loisirs a transformé le village coquet mais pauvre en une riche agglomération. Ce n’est pas un projet rationnel porté par un mouvement révolutionnaire ou par la volonté des pouvoirs publics qui a institué cette culture.
Comme l’a montré Alain Corbin, les pratiques de soin recommandées par des médecins anglais ont provoqué le premier développement des bains de mer pour des raisons de santé.**** Ils se sont progressivement étendus sur la Riviera, à Nice, puis à Cannes et plus tard à Mandelieu La Napoule. Les pratiques devenues populaires ont substitué les loisirs à la santé. Elles ont instauré les bains de soleil, le farniente sur les plages et les sports nautiques, attirant des touristes et de nouveaux résidents. La culture des loisirs n’a pas été voulue, elle a été pratiquée avant d’être pensée. La pratique précède le sens, si je peux me permettre ce détournement de la formule de Jean Paul Sartre.
Une culture ne s’impose pas par décret ou par circulaire, elle est le fruit de l’habitus Bourdivin, cette conduite structurée et structurante qui résulte de pratiques habituelles, irréfléchies. Les urbanistes ne peuvent pas créer une nouvelle culture mais ils peuvent susciter de nouvelles pratiques urbaines.
Sur le haut du plan de Mandelieu-La Napoule un carré ocre, au nord, montre les magasins Casino entre le boulevard Maréchal Juin (nord-sud) et l’avenue de Fréjus à l’ouest. Se remarque, entre les deux voies, un grand espace vert (en vert clair) : les 18 hectares des vergers de Minelle sur lesquels le Riou a débordé en 2015 avant de submerger le géant casino et ses nappes de parkings, les immeubles des Marinas et les fairways du golf Old-course à l’est du boulevard Maréchal Juin (vers la mer).
Malgré l’urgence ressentie par le maire, la communauté de communes et l’Etat, aucun projet de protection contre un retour de cette inondation n’avait fait l’objet d’un accord entre les pouvoirs publics et les acteurs privés concernés lorsqu’est survenue une nouvelle inondation en 2019. Le préfet et le directeur de la DDTM06 ont alors par prudence classé inconstructible l’ensemble des surfaces touchées par l’eau afin de limiter les risques de perte de vie humaine et de dégâts. En septembre 2020 le maire, Sébastien Leroy, m’a appelé afin d’essayer de sortir de cette impasse.
Je ne parlerai ici que du projet concernant les vergers de Minelle et de ses prolongements. Un projet de digue de cinq mètres de haut, au bas des vergers de Minelle, était censé créer une retenue et prévenir l’inondation de Casino, de ses parkings et des immeubles de l’autre côté du boulevard du Maréchal Juin accessibles par un tunnel routier sous le boulevard. Malheureusement il aurait fallu creuser la pente des vergers de Minelle, classés espace naturel et protégés par la loi. Pour cette raison, ce projet était irrecevable. Comme souvent un problème urbain en cache un autre. Aux vergers de Minelle, il fallait protéger la nature et s’en défendre.
Avec Marc Montgaillard, précieux hydraulicien conseil, nous avons proposé une solution douce qui repose entièrement sur les régulations naturelles des crues sous l’effet de la pesanteur : une succession de talus d’écrêtement alimente un bassin de rétention qui communique par une buse passant sous le boulevard avec la marina voisine et permet à la crue de rejoindre la mer. Les talus d’1,50 m de haut, suivant les lignes de niveau, ont pour seul but de ralentir la descente de la crue afin de ne pas engorger la buse de sortie vers la marina. Il est crucial de gagner du temps lors d’une inondation.
Ce dispositif permet aussi de respecter totalement le sol vivant et la végétation des vergers. En réalité le problème était un peu plus complexe du fait de la présence d’une dent creuse le long de l’avenue de Fréjus où Casino souhaitait réaliser une opération de promotion immobilière et d’une zone humide avec une source juste en dessous dans l’espace naturel protégé. Malheureusement le réchauffement de l’atmosphère, les sécheresses et les canicules récentes font craindre que la survie de cette zone humide ne soit menacée, alors même que sa présence pourrait garantir la présence d’oiseaux dont on sait qu’ils sont de moins en moins nombreux dans la ville.
Lors des pluies d’orage, les résidences du quartier des Bruyères à l’ouest de l’avenue de Fréjus y déversent de grandes quantités d’eau qui descendent l’avenue et viennent inonder en contrebas les parkings de Casino, alors qu’elles pourraient alimenter la zone humide si on avait le droit de leur faire traverser la dent creuse.
Enfin, il faut mentionner l’existence de la ferme d’Adeline au pied des vergers de Minelle, qui y fait paître ses chevaux, moutons et chèvres pendant une partie de l’année (la surface n’étant pas suffisante pour leur alimentation tout au long de l’année, elle pratique la transhumance pendant l’été). Comme toujours le problème urbain créé par un risque naturel se conjugue avec des problèmes de protection de la nature et des enjeux sociaux qui suffisent à retarder fortement la mise en place d’aménagements résilients.
Il en irait autrement si l’opinion publique soutenait de tels aménagements. Pour cela il faudrait que les résidents se sentent concernés non seulement par la protection civile mais aussi par la protection de la nature. Il faudrait qu’ils y trouvent un intérêt, comme ils en ont trouvé aux plages, aux bains de mer et aux sports nautiques. Pour faire de ce projet un enjeu pour tous les habitants nous avons donc proposé d’aménager une passerelle surélevée au-dessus des talus d’écrêtement afin d’offrir une promenade courant en zigzag dans la pente des vergers de Minelle. Elle permet de jouir du spectacle de l’espace naturel, et en particulier de l’espace humide, sans y mettre le pied, assurant ainsi la protection des espèces naturelles qui y vivent.
Lorsque l’on monte la pente en partant du talus le plus proche de Casino, le spectacle qu’offre le mont San Peyre est immanquable, quand aujourd’hui il n’attire plus l’attention comme le suggérait la gravure du XVIIe siècle. Pourtant le mont San Peyre est un lieu qui sort de l’ordinaire. C’est l’un des rares volcans clairement reconnaissables de la Côte d’Azur, comme si la présence de la mer et des activités de loisir marin occultait cette forme remarquable de la nature qui met sous nos yeux un témoignage de l’activité profonde de la couche terrestre. Nettement plus identifiable que la caldera de Maure Vielle et que le Mont Vinaigre, il date du Permien à l’ère primaire. Il est vieux d’environ 250 millions d’années, c’est-à-dire plus de deux fois plus ancien que les Alpes.
Le mont San Peyre est un parc naturel départemental propriété du Conseil général. Un sentier en pente douce d’un peu plus de trois kilomètres permet d’atteindre le sommet, à 131 m, qui découvrent une vue magnifique de la baie de Cannes. Depuis le volcan, le promeneur peut se rendre à la caldera de Maurevieille, sans doute un peu plus ancienne, et en retournant vers la côte découvrir un prolongement du San Peyre, les Rochers du Pendu, une falaise côtière qui s’étend depuis la plage de la Raguette au nord jusqu’à la Rague au sud.
L’ensemble forme une promenade à travers Mandelieu-La Napoule dont l’intérêt n’a pour l’instant été perçu que des géologues. Nous avons donc choisi avec le maire d’inscrire la promenade au travers des vergers de Minelle dans une grande boucle, la promenade plantée du San Peyre qui reliera la marina de La Napoule, le golf Old Course, les Vergers de Minelle, les rives du Riou de l’Argentière, le mont San Peyre, et les quartiers hauts ainsi que le centre ancien de La Napoule avant de se refermer sur la marina.
Comme toute cette promenade est accessible depuis les voies publiques, elle peut être empruntée en tout ou partie par tous les habitants des environs ainsi que par les résidents qui y passent un temps de vacances. Elle peut aussi servir de point de départ à une montée au sommet du mont San Peyre, ou à des excursions dans d’autres parties de la commune et des environs de Mandelieu où d’autres formations volcaniques et des paysages aux végétations remarquables peuvent être visités. Il s’agit donc de faire découvrir au plus grand nombre possible quelques aspects singuliers de la nature à Mandelieu -la-Napoule.
Ces considérations et une étude quantitative des ouvrages nécessaires à l’écoulement des crues et à leur évacuation vers la Siagne à travers la seconde marina, proche de Casino, ont conduit à un nouveau dessin des aménagements hydrologiques des vergers de Minelle, avec le concours de Bernard Couvert, expert d’Artélia. Il comporte trois talus d’écrêtement au lieu de quatre et, surtout, la création d’un lit secondaire du Riou le long du boulevard du Maréchal Juin. Il conduit à un long bassin de rétention qui se vide par deux buses, l’une vers la marina, l’autre directement vers la Siagne.
Le trajet sur les passerelles au-dessus des talus s’en est trouvé modifié, donnant l’occasion de différencier les terrasses qui séparent chacune de ces parcelles, en tenant compte de l’importance de la zone humide comme réserve de nature et comme spectacle pour les visiteurs, et de l’utilisation des terrasses basses pour les animaux de la ferme d’Adeline.
La perspective ci-dessus montre comment le nouveau tracé des talus d’écrêtements définit trois zones aux écologies différenciées. Tout en bas, près des magasins Casino, les pâturages de la ferme d’Adeline présentent deux alignements d’arbres existants et permettent aux chevaux d’occuper la partie la plus basse et aux moutons de paître sur la partie en pente sur la gauche. Le plan montre l’écologie d’un pâturage marquée par la sélection de plantes broutées et la présence de plantes sauvages dédaignées par les animaux d’élevage.
En bleu, entre deux talus, une zone entièrement préservée comprenant la zone humide en bleu sombre en haut du plan. Enfin sur la gauche, en vert clair, un paysage naturel enrichi de quelques plantes protégées de la côte est parcouru par un chemin rose surélevé permettant aux visiteurs de s’installer pour quelques heures.
De l’autre côté du Riou, sur un terrain accessible à partir de la promenade du San Peyre, il est permis d’imaginer un Centre d’Information du Patrimoine Naturel de Mandelieu-La Napoule et sa Région où les visiteurs trouveraient des présentations de l’histoire de la formation et de l’écologie de la ville et de son arrière-pays, et des informations sur les possibilités offertes pour sa découverte (Mont San Peyre, Caldeira de Maure-Vieil, Rochers du Pendu, Massif du Tanneron, Forêt Communale du Grand-Duc, promenade du Tanneron, Massif de l’Esterel…). Il s’agirait d’un centre destiné à fournir aux habitants et aux visiteurs une image des multiples formes d’activité qui accompagnent la transition écologique à Mandelieu-La Napoule.
Je n’ai rien dit des risques de submersion marine qui menacent toute la Côte d’Azur et qui obligent à penser au recul du trait de côte et aux conditions de retrait progressif de la ville. Il est sans doute trop tôt pour que l’opinion publique puisse envisager des actions de recul des bâtiments situés sur le littoral. Mais pourquoi ne pas aménager de nouveaux centres d’intérêt loin des risques de submersion, à l’intérieur du territoire communal ?
Les jardins de Minelle et la promenade du San Peyre s’inscrivent dans cette stratégie. Ils ne sont pas destinés à engager les visiteurs dans une méditation sur les inondations à venir mais au contraire à visiter par plaisir les lieux où leur manifestation serait spectaculaire mais pas catastrophique. Les trois espaces écologiques des jardins de Minelle invitent chacun des pratiques différentes et on peut s’attendre que d’autres pratiques auxquelles nous n’avons pas pensé viennent s’y greffer.
Tel est le cas du remarquable aménagement des berges de la rivière Otogawa par Yoshio Nakamura. Tout près du Dôme de Genbaku, le dernier vestige des ruines de la bombe A, une prairie destinée à absorber l’énergie des vagues poussées par un typhon est devenue le lieu d’une fête populaire et d’une foire improvisée lors du Hanami, la célébration de la floraison des cerisiers.
Ce sont de telles pratiques, hybrides entre la tradition et l’invention populaire, qui décideront des formes et des objets de la culture du soin pour la nature à Mandelieu. Conduites dans des lieux qui rendent présente la mémoire des transformations de la vie de la nature et du climat tout en offrant des lieux agréables, des promenades à l’ombre pour les jours de trop grand soleil, on peut en attendre qu’elles permettent aux habitants de la commune de s’habituer à prendre plaisir dans la nature et se féliciter du climat tout en se préservant spontanément des dangers qu’ils pourraient leur faire courir, d’en avoir conscience sans prendre le risque de s’y exposer
Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la Villette.
Retrouver toutes les chroniques de la catastrophe annoncée d’Eric Daniel-Lacombe
* Je remercie l’hydraulicien Bernard Couvert qui m’a communiqué cette image.
** Jaubert Eugène. « Les Pêcheries de la Napoule », journal le Petit Niçois, 19 mai 1900 cité par https://archive.org/stream/histoiredecannes02thie/histoiredecannes02thie_djvu.txt
*** Alain Corbin : Le territoire du vide. L’occident et le désir du rivage, 1750-1840, Paris : Aubier, 1988.