Dans le cadre de son audition sur le projet de loi ELAN le 9 mai 2018 par la commission des Affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, l’Académie d’Architecture a rédigé un argumentaire en sept points précis qui, sans doute parce qu’il était destiné à des députés a priori non sachant, se révèle d’une grande clarté. Reste à savoir ce qu’en feront les députés.
Certes les architectes n’apprendront rien de nouveau dans ce texte mais rappeler, voire révéler, aux élus de la nation les véritables tenants et aboutissants de leur métier fait du bien rien que d’y penser. Une formulation pédagogique donc mais qui a le mérite de parfaitement résumer les enjeux de la loi ELAN.
Seul regret peut-être est le fait que cette audition ait eu lieu devant la commission des affaires culturelles et de l’éducation et non devant une commission budgétaire ou liée au logement. Rejeter les architectes à la culture et l’éducation, c’est leur dénier le droit de peser sur le logement, là où ça compte. Non ?
C. L.
Audition de l’Académie d’Architecture par la commission des Affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale
9 mai 2018
L’Académie d’Architecture est une association reconnue d’utilité publique rassemblant 350 membres : architectes éminents en France ou dans le monde et personnalités contribuant au rayonnement de l’architecture. Elle est l’héritière de la Société centrale des Architectes fondée en 1840, elle-même descendante de l’Académie royale d’architecture. Son rôle est la promotion de la qualité de l’architecture, de l’aménagement de l’espace, l’encouragement de leur enseignement, la préservation de la mémoire de l’architecture et sa diffusion culturelle.
Alors que le projet de loi ELAN portant sur l’évolution du logement et de l’aménagement numérique est en débat au Parlement, l’Académie d’Architecture exprime sa profonde inquiétude sur ce projet. Si elle ne peut que partager les objectifs annoncés – à savoir «construire plus, mieux et moins cher», organiser «l’évolution du secteur du logement social», «répondre aux besoins de chacun et favoriser la mixité sociale», et «améliorer le cadre de vie», elle souhaite aussi attirer l’attention des parlementaires sur certaines dispositions qui lui semblent contradictoires avec ces objectifs et contraires à l’intérêt public.
1. Innovation
Depuis le XIXe siècle et des exemples fameux, le logement à vocation sociale a été et reste un moteur de l’innovation et de la qualité architecturale, bien davantage que le logement privé plus contraint.
La suppression accordée dans le projet ELAN aux opérateurs du logement social de l’application des dispositions de la loi MOP (Maîtrise d’ouvrage publique), qui encadre les pratiques constructives pour les constructions publiques (définition des missions, recours à des mises en concurrence, cadre juridique partagé et transparent…) et des concours pour le logement social et les équipements publics qui lui sont directement associés, créerait un vide juridique préjudiciable à la recherche de cette qualité.
Le logement représente aujourd’hui environ les deux tiers de la production bâtie et le logement social en constitue moins de 25% (loi SRU) des logements réalisés. Une moitié de ceux-ci est réalisée en VEFA, 20% en conception-construction et seule toute une petite partie continue à être produite dans le cadre de la loi MOP, avec attribution par concours des missions de base de maîtrise d’œuvre, alors que s’est bien cette procédure qui est recommandée par la Mission Interministérielle pour la Qualité des Constructions Publiques.
Mais cette partie, bien que très minoritaire, constitue le fer de lance de l’expérimentation et de l’innovation dans ce domaine. Parmi les bailleurs sociaux, ceux qui reconnaissent à la loi MOP et aux concours leurs vertus stimulatrices de l’innovation architecturale ne sont pas favorables à leur suppression. Il est essentiel de la conserver pour garder la possibilité de diversification des modes de réalisation du logement social.
2. Etudes de conception
Répondre à l’évolution démographique, aux changements des modes de vie et des structures familiales, favoriser la mixité sociale, demandent un effort de création de programmes qui, en France, a malheureusement fait défaut au cours des précédentes décennies. L’objectif de la nouvelle loi devrait être de combler ce retard qualitatif et quantitatif.
Pour construire de façon pertinente et durable, dans le cadre d’une économie globale et écoresponsable des projets et non en cherchant à seulement en réduire le coût immédiat, il importe de donner les moyens aux études de conception en amont de la réalisation. Le logement, qui constitue l’essentiel du tissu des villes, se conçoit en plusieurs phases à partir d’un projet urbain consensuel.
A chacune de ces étapes – projet d’urbanisme, conception de programmes, choix du site, conception des logements -, la part de création dépasse le simple objectif d’utilité afin que la ville soit belle et vivable.
Réduire les frais d’étude à ce stade se paie souvent à long terme par la dégradation de la qualité de l’habitat et des performances des bâtiments. Le projet de loi actuel voudrait faire plus vite, moins cher, et mieux. Il risque malheureusement de faire hâtivement, au rabais et pire.
3. Concours d’architecture et qualité
La mise en compétition des architectes au niveau de la conception initiale des projets est installée de longue date dans le cadre de la loi MOP. Elle comporte de nombreux avantages largement reconnus : le projet est choisi à l’occasion de jurys qui sont l’occasion de débats sur les objectifs de la collectivité et ses options économiques, écologiques et esthétiques ; apporte la capacité d’explorer et de choisir des solutions alternatives ; il offre une garantie visible de ce qui sera réalisé ; il offre la possibilité d’une concertation très en amont du projet de l’ensemble des parties prenantes, notamment les élus, ce qui facilite la poursuite du projet ; il crée enfin pour les responsables l’opportunité de communiquer sur les choix architecturaux, techniques et économiques.
Le principe des concours est parfaitement intégré, même si leur organisation pourrait être plus simple, plus efficace, plus rapide et plus économique, avec des dispositifs administratifs simplifiés et des prestations mieux appropriées à l’objet, ainsi qu’en partageant mieux les attendus et les résultats dans le cadre des nécessaires concertations.
Le coût d’une consultation d’architectes est réduit. À titre d’exemple, pour une opération 100 logements qui coûterait au total environ 20 M€, – sans parler du coût global à long terme qui inclut maintenance, dépenses énergétiques de recyclage etc. – il serait de l’ordre de 70 k€, soit 0,35% du coût de l’opération. L’efficacité d’une mise en compétition sur projets est grande pour un coût réduit. Par ailleurs, le coût des études architecturales et techniques est faible par rapport au coût final, terrain et frais financiers et de gestion inclus, soit environ 5%.
La disparition programmée des concours d’architecture pour la construction de logements sociaux ne pourrait qu’aboutir à une baisse sensible de la qualité de ces logements. Le rôle des architectes, profession réglementée, est précisément d’être les garants de la qualité que notre pays est en droit d’attendre pour loger dignement et durablement les plus démunis.
4. Concurrence
La concentration des opérateurs du logement social prévue par le projet de loi ELAN en un nombre très restreint de sociétés peut se comprendre. En revanche il serait préjudiciable qu’elle s’accompagne d’une concentration en leur sein d’équipes de maîtrise d’œuvre, excluant la maîtrise d’œuvre indépendante. Ce serait restreindre très fortement la possibilité de mise en concurrence, et donc la qualité potentielle des projets.
La séparation claire des responsabilités entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre comme entre maîtrise d’œuvre et entreprise, est une pratique vertueuse qu’il faut conserver. Les fusionner au sein d’une même structure où les responsabilités ne seraient pas clairement identifiables est contraire à l’intérêt public et source de conflits d’intérêts.
Par ailleurs l’efficacité économique de la réalisation d’un projet est liée à la saine et claire mise en concurrence des entreprises qui le réalisent. De ce point de vue, l’allotissement est imposé par la loi. Il est cependant trop souvent contourné par les opérations en construction-réalisation. L’intégration de la maîtrise d’œuvre au sein des sociétés d’HLM risquerait de renforcer ce dévoiement.
Dans sa rédaction actuelle, la loi ELAN ouvre la porte à des procédures globales, plus opaques, moins transparentes, avec le risque d’un retour à des tractations nuisibles à la qualité, fondées sur des relations de proximité plutôt que sur une saine concurrence.
5. Formation adaptée et patrimoine
L’avenir du logement, de l’habitat et de la ville se conçoit aujourd’hui dans les Écoles nationales supérieures d’Architecture (ENSA) formant les futurs architectes maîtres d’œuvre sur le budget de l’État. Les compétences des architectes sont reconnues par un diplôme d’État, une Habilitation à exercer des missions de maîtrise d’œuvre en leur nom propre (HMONP) et par une inscription à l’Ordre des Architectes, elle-même conditionnée à la souscription d’une assurance professionnelle.
Le logement est aujourd’hui au centre de l’enseignement des vingt écoles d’architecture en France. Dès leur première année, les étudiants se confrontent à cette difficile question. Les architectes diplômés sont ainsi garants de la qualité des créations nouvelles et de la sauvegarde du patrimoine existant.
La qualité du patrimoine sur laquelle se fondent en partie le fort attrait de la France et la part importante du PIB que représente le secteur du tourisme (et celui du bâtiment) sont liées à la capacité de création et de renouvellement des formes bâties. Toute l’architecture est concernée. Il serait dommageable de sacrifier irrémédiablement la qualité et la durabilité des logements et même de tous les projets architecturaux dans les Grandes Opération d’Urbanisme (GOU) pour un gain économique qui n’est pas garanti.
Le logement de qualité est certes une nécessité pour tout un chacun et il participe pour beaucoup à des conditions de vie décentes. Il dure longtemps et, avec l’ensemble des projets publics, il contribue à façonner le visage de nos villes et de nos villages. On ne peut sacrifier à des intérêts à court terme la qualité de nos villes et répéter les mêmes erreurs que dans les années 1950-1960.
6. Les architectes, profession réglementée
Les agences d’architecture sont aujourd’hui l’équivalent des start-up dans l’économie : agiles réactives, innovantes, avec un coût économique faible et un potentiel de création et de plus-value important. C’est la matière grise qui transforme le ciment en logements de qualité.
Mais les architectes sont aussi une profession réglementée, avec l’obligation de respecter un code des devoirs, une déontologie, une exigence de formation et d’assurance. C’est la seule dans ce cas dans le domaine du cadre bâti. Ils sont de par la loi sur l’Architecture de 1977 garants de la qualité du cadre de vie. Leur activité n’est pas mue par des intérêts financiers mais bien par la recherche de l’intérêt général en matière architecturale et urbaine. L’ouverture du capital de sociétés d’architecture à des investisseurs, actuellement limitée par la loi, est par exemple envisageable mais elle doit se faire dans l’intérêt de la qualité architecturale en demeurant au service de l’intérêt général.
7. Une garantie de pérennité
La pratique architecturale répond à une exigence de développement durable par les choix que les architectes doivent opérer et la garantie de durabilité qu’ils doivent apporter à leurs ouvrages. Les architectes sont tous tenus de s’assurer pour les risques liés à leur travail de conception et de réalisation. Ils peuvent être recherchés personnellement en responsabilité sur le long terme et restent solvables grâce à leur assurance, ce qui n’est pas forcément le cas de sociétés de construction qui peuvent purement et simplement disparaître. De plus ils sont soumis à une responsabilité civile trentenaire, transmissible à leurs héritiers. Cette assurance fait partie des garanties d’une réalisation durable que n’apporteront pas forcément des sociétés plus éphémères.
L’Académie d’Architecture, qui compte en son sein les plus brillants des architectes français et étrangers, suivra avec la plus grande vigilance le devenir de la loi ELAN et de sa mise en œuvre par les futurs décrets d’application qui seront nécessaires pour fixer le cadre réglementaire de la construction. Il est essentiel que les architectes soient invités à participer à leur définition.
L’Académie d’Architecture