
Nous vivons aujourd’hui un moment où tout se bouscule et où tout se déchire sur la planète. Chacun défend son pré carré comme il le peut. Le sentiment qui émerge est celui d’un jeu façonné autour d’une forme récente du mépris ou de l’indifférence qui lui sert de règle. Quel que soit le sujet abordé, rien ne se fait sans difficulté. Et nous nous enfonçons, sans pouvoir nous en sortir, dans un sauve-qui-peut glaçant. Tribune.
Ainsi, va l’architecture
Ainsi, va l’architecture, conquise puis cadenassée par des individus de moins en moins éduqués. L’art de façonner de l’architecture fut irrémédiablement réduit à la production de simples consommables à bas coûts, de deuxième série ou de dernière nécessité. Il suffit d’observer la plus grande partie des constructions produites, en France et en Europe, au cours de ces dernières années, pour comprendre que l’affaire est désespérée. Y compris pour ceux qui prétendent, un sac sur la tête, aspirer à quelque distinction.
Des œuvres faibles
Risiblement déclarées par leurs auteurs, « comme des moments d’architecture », ces œuvres sont faibles et perdurent sous fausse identité, compromettant gravement la lecture optimiste du monde que nous disons devoir laisser derrière nous. Aussi, dans un contexte qui ne lui aura pas laissé une grande visibilité, l’architecture (la seule acceptable à nos yeux) a été abandonnée, voilà déjà quelques années, par l’Etat. Puis, aura fini par être dégagée définitivement (ou presque) par ses hauts responsables.
Un art en perdition
L’architecture se sera peu à peu transformée en accessoire factice du monde des affaires, en promesse mensongère d’excellence constructive, dissimulant manques, erreurs et malfaçons. Elle se sera enfin convertie en caution avilissante d’un commerce se faisant de plus en plus grossier : celui des piètres constructions ou des œuvres disproportionnées, commanditées par des individus jugés pas respectables, du tout.
La question
La question qu’il faut donc se poser maintenant est celle dont la réponse se trouve peut-être dans la réparation pressante de cet art en perdition qu’est l’architecture. Peut-être en libérant ses missions et en rendant aux architectes l’autorité nécessaire pour agir dans l’entièreté des champs d’interventions qui leur reviennent de droit.
Aller à l’essentiel
Alors, au lieu de persister dans un déni têtu, cautionnant ce débit astronomique de niaiseries et de contrevérités déversées quotidiennement, ne serait-il pas utile d’aider nos concitoyens à se détourner définitivement de ces offres qui vantent la qualité d’une architecture insignifiante, juste parce qu’un – ou une – architecte aura rejoint une équipe survitaminée de constructeurs regroupés pour l’occasion par une kyrielle de bons à rien.
Un postulat pour l’architecture
Or, si d’aucuns prennent conscience que seule une modification radicale de ce que contient le mot architecture peut donner une identité nouvelle à toutes les sociétés contemporaines en panne de créativité, ils sont sur le bon chemin. Nous devons alors inventorier les apports possibles pour les installer au sein d’un acte politique ferme en réinventant totalement le postulat de l’exigence en architecture. Simultanément, déclarons une guerre sans répit à tous les planqués de derrière les tableaux qui, armés de leurs critères d’évaluation imbéciles, se croient compétents pour choisir un auteur plus qu’un autre (désigné alors vainqueur par victoire aux points) : nous pourrons alors espérer un retour à la normale.
Il s’agit de se positionner ainsi, et de façon musclée, dans une démarche dont seule l’intégrité du résultat compte. Une démarche contraire à celle, plus molle et incertaine, qui prétend « qu’avancer par amendements thérapeutiques successifs modifie le fond et l’efficacité d’une loi ».
Une fin d’époque
Les contournements de la loi sur l’architecture de 1977 ou de la loi sur les marchés publics exécutés au cours des dernières années, n’ont fait que profiter aux entreprises de BTP, aux groupes puissants de promotion ou d’ingénierie et aux agences pléthoriques en personnels, se prétendant tous capables en architecture.
Développements sans esprit, dénigrement poétique, dépassements budgétaires ou développements consensuels dont elles résultent, toutes ces réalisations de peu d’intérêt nous plongent dans un profond sentiment de fin d’époque, de néant esthétique et d’absence totale d’audace. Car, rien de ce qui résulte des procédures mises en place dernièrement n’est décemment montrable ou transmissible.
Une société distinguée en perdition
Pourtant, il n’y a pas si longtemps, nous évoluions encore dans une société distinguée, cultivée et sophistiquée, dont le patrimoine exceptionnel montrait un goût certain pour l’excellence. Les œuvres contemporaines, saines et puissante (oui, il en existe encore) devenaient inhabituelles, voire suspectes, et les regards capables d’en apprécier le génie, plus que rarissimes.
Alors, où sont aujourd’hui ceux dont le rôle est d’en faire état ?
Et qui sont-ils ?
Les architectes, leurs représentations officielles, les revues spécialisées, les syndicats, les prix et les awards en tous genres, distribués à tout-va, comme les fausses académies, n’ont vraiment rien vu venir. En attendant d’être interrogés, ils se sont satisfaits de commissions stériles, de tables rondes, de symposiums et de rencontres s’intéressant toutes à des thèmes d’un attendu affligeant. Pire, ils ont ressorti la loi sur l’architecture de 1977 pour y faire entrer un pan entier de marchés de travaux qui leur échappent : la divine réhabilitation des bâtiments. Si ce n’est pas battre en retraite… ?
De l’audace
Alors, de l’audace, oui, de l’audace. Car, s’il vous venait à l’idée de vouloir, corps et âme, contribuer à l’élaboration d’une France carrément belle et moderne, il vous faudra, en priorité, défaire les liens d’associations circonstanciées, contractuels ou tacites, concentrant entrepreneurs, promoteurs, architectes, ingénieurs, collectivités ou donneurs d’ordre publics.
Pour ce faire, il s’agit de considérer l’architecture non plus comme un produit examiné ou valorisé en termes de copyright, de coût et de délais, mais comme un des axes fondamentaux d’une politique de créativité et d’équilibre. La feuille de route d’une telle politique miserait en priorité sur l’expression visible de ces architectures et de ces extensions urbaines, tendant à valoriser leurs résultats comme autant de preuves de leur sincérité.
Comment faire ?
Toute politique française, que nous voulons vraiment accomplir, s’accompagne de lois, de décrets d’application ou de prescriptions. Aussi, il est temps d’exiger de nos donneurs d’ordres qu’ils engagent une révolution complète dans l’art de bâtir. Une révolution qui mettrait à mal tous ces processus mous et ambiants conduisant aux choix éculés de constructeurs enkystés, coincés dans cette course idiote aux références de moins de trois ans ou se délectant de chiffres d’affaires avec plein de zéros derrière les trois premiers chiffres et dont l’énormité des montants est, à elle seule, le signe d’une créativité endommagée.
Une exigence française
On se plaît alors à imaginer l’existence d’un haut-commissariat à la création et à l’inventivité définissant précisément les contours d’une exigence française qui rétablirait des codes d’expressions génériques et l’envoi sur le terrain de services décisionnels de haut niveau, travaillant à ce que soient rendues opérationnelles et évaluables toutes les politiques engagées en son nom.
Une exigence sans faille qui serait alors libre de repenser l’aménagement, la densité, le paysage et l’architecture, bien entendu. Une disposition qui permettrait surtout d’extraire l’architecture de ce gouffre dans lequel elle a été poussée, avant que l’intelligence artificielle ne s’y glisse aussi pour constater la faiblesse de son état de santé et recueillir, dans la plus grande indifférence, ses dernières volontés.
Francis Soler
Février 2025