Si l’architecture est révélatrice de la société dans laquelle elle se construit, c’est aussi le cas en Chine. Avec la petite sélection de cinq projets que nous vous proposons dans cette édition de Chroniques, il est en effet permis de tirer quelques enseignements de ce qui se passe actuellement dans l’Empire du milieu d’un point de vue architectural. Et le moins que l’on puisse dire est que l’évolution est notable.
Il faut en premier lieu se souvenir qu’il y a 20 ans à peine, à l’issue d’un voyage à Shanghai, Jacques Chirac lançait en 1997 un programme présidentiel intitulé ‘150 architectes chinois en France’. Le programme offrait des bourses à des architectes chinois pour se former en France. Les agences qui les ont accueillis, telles AREP et A-S, n’ont pas eu à le regretter. Toujours est-il que, neuf ans seulement après l’ouverture de la Chine initiée par Deng Xiaoping en 1988, les Chinois considéraient comme un cadeau prestigieux de la France pour 150 de leurs jeunes architectes de se former dans l’Hexagone.
La suite est connue, les architectes de tous pays et de toutes obédiences se sont précipités pour conquérir ce nouvel eldorado et exporter leur architecture internationale avant que, très vite, les Chinois comprennent qu’ils pouvaient très bien construire tous seuls d’affreux quartiers de tours et des bretelles d’autoroute. Pendant plus d’une décennie, la moindre agence pouvait en deux ans se retrouver avec plus de mille employés. Un âge d’or (pour le business, pas pour l’architecture) jusqu’à ce que l’architecte Wang Shu ne vienne sonner la fin de la récré. Il sera Pritzker en 2012.
Il est ainsi intéressant de découvrir aujourd’hui comment la célèbre agence allemande GMP, près de six ans après la livraison en 2011 du stade de Shenzhen, a dû se plier aux diktats de la maîtrise d’ouvrage. Un constat teinté d’amertume pour les Allemands.
Certes il reste encore de grands projets à décrocher en Chine, le pays est immense, le retard aussi – souvenez-vous du cadeau de Chirac – mais les architectes étrangers ne sont certainement plus attendus comme des conquérants libérateurs. La tentation demeure cependant chez les architectes occidentaux, ainsi qu’en témoigne le projet d’eco-village proposé par le français Jean-Pierre Heim et sa fille Carolyn Heim. Mais le temps des monstres de conception qu’étaient devenus (et sont encore) les ‘design instituts’ chinois tire à sa fin, déjà pourrait-on dire. Leur héritage risque certes d’être difficile à porter mais le marché est à nouveau en train de se transformer.
Il n’est plus question par exemple aujourd’hui de détruire ce qui reste des centres anciens ravagés par la pression immobilière et, sans doute, par la nécessité de loger par millions les migrants du plus vaste exode rural de tous les temps. Encore fallait-il trouver à ce ‘patrimoine’ un usage qui ne soit pas uniquement touristique et Walt Disneyisé – les Chinois ayant également beaucoup donné en termes de vulgarité à cet égard.
Aujourd’hui, on observe plutôt le déploiement de multiples agences jeunes et petites un peu partout sur le territoire et qui s’emparent des sujets urbains, des agences moins centralisées, avec des architectes d’une nouvelle génération, plus contextuelle elle aussi mais également, dans un sens, plus nationaliste, juste retour de bâton des excès précédents peut-être.
Le travail de l’agence ARCHSTUDIO, fondée à Beijing en 2010 par Han Wenqiang, est tout à fait représentatif de cette démarche. Son travail entend préserver les hutongs en les transformant en espaces publics, maison de thé ou centre social et culturel, autant que transformer en musée une immense usine désaffectée ou donner à une ferme agricole neuve une écriture contemporaine organique qui ne peut qu’être chinoise.
Ce n’est que le début d’une mue plus profonde. En effet, d’aucuns observent désormais un mouvement migratoire qui s’inverse au fur et à mesure que les territoires du centre et de l’ouest deviennent plus attractifs grâce notamment à des terrains moins chers et une main d’œuvre meilleure marché qu’à Shanghai ou Pékin. La Chine communiste n’a rien perdu du libéralisme occidental mais si des entreprises chinoises délocalisent à leur tour vers les pays de l’Asie du sud-est et vers l’Afrique, le mouvement est perceptible également à l’intérieur même du pays.
Conquête de l’ouest ? Là encore, l’architecture traduit toutes les ambiguïtés des évolutions de la société. En témoigne le Musée des régions de l’Ouest, conçu par l’architecte Liu Xu dans un ancien silo à grains en béton. Son agence est basée à Urumqi, capitale de la région autonome ouïgoure du Xinjiang et ville de naissance de Wang Shu.
Liu Xu s’appuie sur la théorie du ‘design incertain’, née de la pratique et de l’expérience architecturales dans l’Ouest du pays depuis des siècles. Selon cette théorie, un bâtiment est semblable à une pomme de terre dont la graine est coupée en morceaux irréguliers avant d’être plantée. «Ainsi personne ne sait à l’avance comment les pommes de terre grandiront ni à quoi elles ressembleront. Mais elles pousseront et resteront fidèles à elles-mêmes. La pomme de terre possède sa propre image, générique et singulière, et une peau naturelle qui s’enrichit seule en fonction de ses besoins de croissance et de la nature du sol», souligne l’architecte. Concept d’harmonie, dit-il. Orient mystérieux ? Evidemment, cela marche moins bien avec les pommes de terre industrielles toutes parfaitement calibrées que nous connaissons aujourd’hui en Occident.
Le musée des steppes du désert de Gobi de Liu Xu est une œuvre contemporaine ancrée dans l’histoire et entièrement dédiée à son environnement. Il est à noter d’ailleurs que la circulation dans ce musée, comme dans celui de Han Wenqiang à Beijing, n’est pas conçue pour aboutir à une boutique de souvenirs. Une simple question de temps sans doute mais aujourd’hui est encore celui des pionniers.
Ambiguïté pourtant puisque ce musée dédié aux régions de l’Ouest, autre mot pour minorité, est au cœur d’une province subissant une transformation ethnique et culturelle d’envergure, pour ne pas dire brutale, les Hans étant désormais aussi nombreux que les Ouigours. La tentation est grande pour Pékin d’enfermer ses minorités dans les musées et les spectacles folkloriques. Comme en Bulgarie par exemple.
La destination même de ce musée, malgré les bonnes intentions de l’architecte humaniste, un architecte local qui n’ignore sans doute rien des enjeux sociaux d’un tel bâtiment, ne sert-elle finalement que des intérêts politiques autres que ceux de la seule architecture ?
«Les bâtiments ne sont pas construits pour exposer la richesse et tester les technologies, en particulier dans les zones pauvres», explique Liu Xu. «Il est préférable pour une maison dans le désert de l’arrière-pays d’émerger en harmonie avec la nature et de se dégrader avec le temps», dit-il.
Au moins les architectes Chinois ont-ils retrouvé le sens de l’histoire. Considérant l’intention généreuse de l’offre de Jacques Chirac en 1997, ils auront en 20 ans à peine accompli le cycle complet de l’architecture des XXe et XXIe siècles : tabula rasa suivie d’une reconstruction ‘moderne’ de type plan voisin pléthorique et de mauvaise qualité, avant les premières interrogations sur le patrimoine, lesquelles aboutissent au développement d’une architecte contextuelle et durable (au sens générique du terme). Il aura fallu plus de 100 ans aux Européens pour effectuer le même cheminement intellectuel, les Américains n’y sont même pas encore. Quant aux Russes…
Bref, petit voyage en Chine.
Christophe Leray