Depuis avril 2022, la Cité internationale de Paris a mis en vente des dessins en NFT d’un projet d’architecture virtuelle de Jean-Michel Wilmotte, vendu comme le projet de la Maison de l’Ukraine. Un colon à suivre dans le métaverse ?
Si les mondes virtuels existent depuis la naissance de la science-fiction, et que nous sommes habitués à les visualiser dès notre plus jeune âge, depuis quelques années, la montée en puissance du métaverse, une réalité très augmentée, pousse architectes et acteurs de la conception de l’espace à s’interroger sur les interactions possibles entre la réalité de l’architecture et son avatar numérique.
Jusqu’ici, la réflexion était restée prospective pour les architectes-concepteurs. Pour beaucoup, la maquette numérique n’est pas encore un quotidien fondamental bien que le BIM offre des possibilités qui, s’il pouvait être utilisé à sa pleine puissance, serait un fantastique outil de gestion de maintenance des bâtiments complexes, la mémoire vive de la tripaille pour anticiper dans le temps l’évolution de la vie des bâtiments.
Le projet de La Maison de l’Ukraine, pensé par Jean-Michel Wilmotte, à l’initiative de la fondation de la Cité universitaire internationale de Paris, et vendu depuis le printemps sous forme de NFT amène avec lui une farandole d’interrogations.
En avril 2022, la Cité internationale universitaire de Paris souhaitait accueillir et accompagner dès la rentrée 2022 jusqu’à 500 universitaires touchés par la guerre en Ukraine. Pour cela, la fondation avait demandé à l’homme de l’art d’imaginer une maison virtuelle « mais hautement ancrée dans la réalité pour fédérer les ressortissants ukrainiens » comme l’expliquait le communiqué. C’est une première surprise puisqu’il aurait semblé logique que le projet, même dans l’urgence, soit mené avec le concours d’un architecte ukrainien.
C’est à partir de là que l’histoire demande un peu de concentration. Accueillir 500 étudiants, au sein des 43 maisons existantes et leur offrir toute la logistique dont ils auraient besoin était le postulat de départ. Concrètement, pas de construction en vue mais un projet virtuel. Pourtant, depuis sa création au sortir de la première guerre mondiale, la Cité internationale ne manque pas de références en termes architecturaux avec les œuvres de Prouvé, Le Corbusier, Foujita … à ce propos, le patrimoine appartient aux Universités de Paris, représentée par la chancellerie.
Passons rapidement sur le choix de l’architecte retenu pour participer à un tel projet. La Cité internationale est une fondation de droit privé, elle reste reconnue d’utilité publique. Depuis 2017, la fondation nationale Cité internationale universitaire de Paris est présidée par Jean-Marc Sauvé, accessoirement vice-président honoraire du Conseil d’État. Cette grande machine, d’inspiration historiquement humaniste, n’avait-elle d’autre choix que jeter son dévolu sur le concepteur d’une ode poutinienne en plein cœur de Paris* pour bâtir du vent autour d’une Maison de l’Ukraine qui n’existe pas ? Et qui n’existera jamais ?
L’agence a imaginé une réminiscence de l’architecture constructiviste, dont les volumes et l’utilisation des matériaux rappellent le drapeau ukrainien. « Cette œuvre numérique est aussi une façon de mettre en avant l’art et la culture comme réponse au fracas et aux destructions de la guerre », enchérit le dossier de presse. D’aucuns se doutent bien qu’un pavillon constructiviste virtuel imaginé en 2022 est une belle citation de la culture ukrainienne !
Le projet de pavillon constructiviste se compose de trois dessins, il fallait aller vite probablement avec la façade, une chambre et un espace collectif avec un piano. Le degré d’implication de détails laisse coi. Ces œuvres ont ensuite été converties en NFT pour être vendues afin de financer la venue des étudiants à partir de septembre. La mise à prix est de 0,05 ETH (l’Ethereum est une autre monnaie virtuelle de type Bitcoin) soit environ 86 dollars. L’architecture de code n’est pas si onéreuse.
Au-delà du cynisme et de l’inculture incroyable dont fait preuve ici le maître d’ouvrage, comment l’Etat peut-il soutenir cette initiative ? Si les caisses sont vides, pourquoi jeter l’argent par la fenêtre en travaillant des projets virtuels ? La Cité U n’a-t-elle plus les moyens financiers et intellectuels de faire travailler des architectes sur des architectures de leur temps ? Oui, pour les étudiants ukrainiens, le temps presse. Puisqu’il leur faut être hébergés dans les maisons diverses du campus, à quoi bon user de l’architecture virtuelle ? La vente aux enchères des dessins du projet qui a eu lieu cet été avec Sotheby’s n’aurait-elle pas suffit ?
Une autre question, somme toute très simple, est celle de la définition de l’architecture. Doit-elle être conçue pour en briguer le titre ? Dans l’absolu, peut-on dire que les acheteurs se sont offert une maison, ou plutôt une façade, une chambre et une pièce avec un piano, signés, Jean-Michel Wilmotte, à implanter dans une réalité virtuelle, sans aucune contrainte technique, climatique, contextuelle ou encore constructive ?
Si les Geeks se plaisent à imaginer que le métaverse est le monde de demain, les humains, de chairs et d’os, auront toujours besoin d’architectes pour concevoir ne serait-ce que les locaux utiles à la fabrication et à l’hébergement des technologies associées, pour cela dans une certaine réalité.
Et puis il y a ce qui relève de l’opportuniste au moment où la profession subit les crises les unes après les autres : crise des matériaux, crise du recrutement, crise de la rémunération, crise de reconnaissance… L’architecture doit relever toujours plus de défis, environnementaux, constructifs, sociaux à l’heure où la planète étouffe, que les ressources se raréfient et que des milliards de personnes dans le monde restent sans toit protecteur. Le temps des architectes qui en ont la possibilité ne pourrait alors pas être plus utilement employé en se confrontant au réel plutôt que ne devenir que simples créateurs de contenus sans finalité ?
La tentation est grande de flirter avec le métaverse tant il vend une ville à concevoir à l’opposé de nos modes de vie actuelle. Sans norme, sans foi, sans loi, en toute individualité, sans limite de temps, sans limite constructive. Un monde sans règle pourrait en revanche offrir un terrain de jeu pour retrouver le goût des expérimentations, du test ou encore de la maquette d’avant-projet. A regarder l’œuvre en vente, rien n’est moins sûr.
L’expérience menée par la Cité internationale de Paris reste sans conséquence pour le métier d’architecte. Cependant, le métaverse alerte dès à présent sur d’autres dangers qui guettent la profession et le rapport que pourra entretenir le grand public avec l’image du cadre bâti.
En effet, il fallait déjà composer avec la folie de rendement des maîtres d’ouvrage privés qui au nom d’un sacro-saint bilan financier, participent de la spéculation immobilière avec la complicité des politiques de la ville. Ils avaient déjà bien compris l’utilité de la réalité virtuelle dans un esprit marketing pour aider de futurs acquéreurs à mieux visualiser l’agencement possible de l’espace avec suffisamment d’œillères pour éviter les ratés de l’espace.
Ces mêmes promoteurs pullulent déjà dans l’espace virtuel en proposant des systèmes de spéculation immobilière opaque et sans protection juridique. Avec les NFT, même les placements de « papa » façon pierre-papier trouvent aussi leur équivalent dans le vide.
Les architectes doivent-ils se rendre complices d’une nouvelle manière de concevoir toujours plus pauvre de sens ?
Léa Muller
*Lire notre article Poutine maître d’ouvrage, ça dépote