Cela fait 15 jours que Kamel, le cafetier-philosophe a rouvert le Café du Commerce, même si partiellement et seulement en terrasse. Ses piliers de bar, à distance réglementaire les uns des autres, étaient évidemment les premiers au rendez-vous. Ce jour-là, il était justement question du monde d’après quand arrive Lulu, l’architecte, des dossiers plein la musette de son scooter.
Elle n’a pas le temps de s’asseoir et Kamel de lui apporter ce petit blanc sec qu’elle affectionne que Jean-Luc l’apostrophe : « avec le télétravail, te voilà bien chargée ! »
Lulu : « C’est sûr que le télétravail va changer les habitudes ».
Polo : « Tu dis ça tu ne dis rien. Changer en bien ou en mal, c’est ça le vrai sujet ? »
Jean-Luc : « Impossible à dire aujourd’hui mais je crois qu’il y a du bien à se faire. Tu gagnes du temps, disparu le stress des trains jamais à l’heure, disparus les petits chefs, qu’est-ce que tu veux de plus ? »
Lulu, enfin assise : « En tout cas, cela questionne notre pratique à nous les architectes. Il y a beaucoup à revoir dans les logements et dans les bureaux par exemple : les uns sont trop petits, les autres mal fichus ! »
Kamel : « Il n’y a pas que des logements trop petits et des bureaux mal gaulés ».
Lulu : « Certes mais en tout cas les logements ne sont pas adaptés pour le travail. Déjà qu’ils sont petits, imagine, une famille avec des parents qui télétravaillent, et pourquoi pas les enfants qui font de la télé-école ? Les lycéens travaillent déjà de plus en plus sur ordinateur avec Internet. Et le Covid ne fait qu’accentuer cette tendance ».
Polo : « C’est sûr que j’en connais qui ont fini par se marcher sur les pieds et ne plus se supporter ! »
Jean-Luc : « Tu parles d’expérience ? »
Polo : « Non je l’ai vu à la télé, tous les deux jours il y a un psychologue ou un psychiatre qui est interviewé pour nous aider à tenir le coup, une vraie cellule psychologique d’urgence, j’en déduis que cela doit aller mal pour certains ».
Lulu : « Toujours est-il qu’il faut s’organiser pour cette nouvelle exigence. Les lieux de travail et les lieux de vie personnelle vont s’entremêler, et il faut le prévoir. Adapter les logements actuels, et l’intégrer dans la conception de ceux qui existent aujourd’hui. Un de mes célèbres confrères, Jean-Michel Wilmotte, prône même le « 5% de bonheur de vivre » ! Des espaces partagés, conviviaux, dédiés aux relations sociales. Ça va bouger, vous allez voir ! »
Dédé : « Un bon bâtiment est un bâtiment qui s’adapte ! Les modes de vie changent, le nombre d’enfants par famille, la manière de travailler, les cultures, il faut bien que le logement suive ! Regarde les immeubles haussmanniens. Ils ont subi plusieurs modifications, ils sont passés de logement à bureaux, sont revenus au logement, ont été divisés ou regroupés, ils ont su s’adapter ».
Lulu : « C’est un bon exemple mais je crains que de nombreux logements ne soient pas aussi malléables. Dans certains cas, il faudra repenser non pas les appartements mais les immeubles tout entiers. Trouver, par exemple, des locaux à partager pour le travail, dans le même immeuble mais distincts des logements. De bons chantiers en perspective ».
Jean-Luc : « Et pour les bureaux, comment vois-tu les choses ? »
Lulu : « Hum… Il est question de la fin des open spaces, pour cause de distanciation physique. On verra, mais c’est sur le nombre de postes de travail que ça va se jouer. Fais le calcul : un tiers des employés en télétravail, en roulement. Ça veut dire un tiers d’emplacements de bureau en trop. On va avoir des bureaux banalisés, qui changeront d’utilisateur chaque jour. Cela, je pense, va se répandre rapidement dans le parc. Et puis il va falloir des salles de réunion plus nombreuses, pour des rendez-vous et des réunions internes, avec des distances entre les participants, des équipements vidéo, etc. Ce ne sont que quelques exemples mais ça change déjà beaucoup de choses ».
Kamel : « Hum… revoir à la fois le parc de logements et l’organisation des bureaux, « en même temps » comme dirait l’autre, c’est une ambition… »
Dédé : « Certes mais c’est au moins une occasion de les améliorer ».
Jean-Luc : « Je suis d’accord pour les logements dans des grands immeubles mais c’est bien différent pour les maisons de ville ou les pavillons. Il paraît qu’il y a d’ailleurs une forte poussée sur la maison individuelle depuis le confinement. Confinés à quatre dans 55m² ou 120m², ce ne sont pas les mêmes conditions de travail comme dirait mon syndicat ».
Dédé : « C’est vrai, le télétravail change la donne de ce point de vue. Quitte à travailler chez soi, profitons-en pour prendre son café dans le jardin ! Ce temps gagné sur les transports, beaucoup voudraient le passer au soleil. Un potager ou un coin de verdure. Et s’il faut s’éloigner de son lieu de travail pour réaliser ce rêve, ce n’est pas grave puisque je n’irai au bureau que deux fois par semaine. Je reste gagnant sur mon temps de transport ».
Kamel : « C’est mauvais pour les bistrots ce que tu dis là, je ne verrai plus les habitués à la sortie du boulot ! »
Jean-Luc : « Ils iront au bistrot là où ils habitent ! »
Kamel : « Peut-être mais ça ne fera pas mes affaires. Il va falloir organiser une migration des bistrots, comme celles des animaux et des arbres qui remontent vers le nord avec le changement climatique ».
Polo : « Kamel, on ira où tu iras ! »
Dédé : « A voir comment nous y irons… Pour cause de télétravail, il risque d’y avoir au total moins de transports en commun disponibles, ce qui pourrait être une bonne chose. Mais le risque, c’est le retour en force de la bagnole. Les télétravailleurs seront plus dispersés, les transports en commun et le covoiturage seront durement affectés par le volet sanitaire et les séquelles de la distanciation sociale. La bagnole sera la solution pour beaucoup, avec les problèmes que l’on connaît : sensibilité au prix du pétrole, bruit et pollution, embouteillages, accidents. On va revenir à une personne par voiture, et plusieurs voitures par ménage ».
Polo, qui reste optimiste : « Comme tu y vas ! L’étalement urbain n’est pas une bonne chose mais il doit être possible de l’éviter. Une bonne politique d’urbanisme peut régler le problème ».
Lulu : « On pourrait commencer par remettre en service les maisons de centre-bourg, souvent délaissées au profit d’extensions hasardeuses en lotissement ».
Dédé : « Oui, il faut donner une nouvelle jeunesse aux centres-bourgs. Mais ça ne suffira pas. Il faudra aussi des extensions, et le mot ne doit pas être synonyme de catastrophe. Le mot lotissement n’a pas bonne presse mais il vaut mieux des maisons groupées que réparties un peu partout sur tout le territoire. D’autant qu’il est possible de faire des ensembles qui combinent densité et jardins ».
Polo : « Tu ne vas pas faire l’éloge de la maison individuelle, quand même ! »
Dédé : « Je ne fais que prendre en compte le souhait des gens. Rien ne serait pire que de ne pas l’accepter. Tu verrais les pavillons se multiplier sans contrôle. Il n’y a aucune raison de ne pas construire des maisons individuelles de qualité. Groupées, proches des centres-bourgs et des réseaux de transports. Les architectes ont un rôle à jouer dans ce cadre. Un défi à relever pour construire des maisons qui produisent leur propre énergie, qui digèrent une bonne partie de leurs déchets, qui laissent les eaux de pluie s’infiltrer, et le tout avec zéro pesticide. Crois-moi, il vaut mieux de l’individuel groupé et bien conçu que du diffus sauvage ».
Lulu : « Tu sais bien Dédé que ce ne sont pas les architectes qui commandent parce que sinon, tout ce que tu décris, on sait faire ».
Kamel : « J’espère que dans ces « individuels groupés », il y aura des cafés ! »
Dédé : « Des cafés et des commerces. Et en plus, il faut espérer que leurs habitants deviendront vite des habitués des cafés du centre, tout proche ou à portée de vélo ! »
Kamel, qui retourne à l’intérieur : « En attendant, il me tarde que mon café soit complètement ouvert ».
Dominique Bidou
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