L’élection du chef de cuisine Guy Savoy à l’Académie des Beaux-Arts, le 13 novembre 2024, suscite une question fascinante : la cuisine peut-elle être considérée comme un art au même titre que l’architecture, la peinture, la sculpture ou la musique ?
Cette reconnaissance souligne un tournant important dans la perception de la gastronomie et de l’art culinaire car elle ouvre la voie à la considération de la cuisine comme une forme d’expression artistique légitime. Cette question avait été soulevée lors de la 1ère des Rencontres François Rabelais organisée à Tours en 2005, par Catherine Clément, sociologue et philosophe. Déjà au XIXe siècle, rappelle Jean-Robert Pitte, membre éminent de l’Académie des sciences morales et politiques, la question était posée lorsque Joseph Berchoux (1760-1838) écrivait en 1801 qu’il faut « mettre au rang des Beaux-arts celui de la cuisine » tandis que le magistrat Henrion de Pensey (1742-1829) proclamait : « Je ne croirai à la civilisation que quand je verrai un cuisinier à l’Institut ».
À cette époque, l’art culinaire se voulait pourtant une catégorie des Beaux-Arts « qui sont au nombre de cinq… à savoir la peinture, la sculpture, la poésie, la musique, l’architecture, laquelle a pour branche principale la pâtisserie » écrivait Antonin Carême !
Il conciliait architecture et gastronomie dans le Pâtissier pittoresque, son premier ouvrage (1815), traité des pièces montées bâties selon les cinq ordres d’architecture : toscan, dorique, ionique, corinthien, composite, augmentés des « ordres cariatides, paestum, égyptien, chinois et gothique » (sic) ! De la « cascade égyptienne » à la « maison vénitienne », Carême composa les plans de plus de cent architectures pâtissières, précédés de conseils sur les pâtes et le pastillage, adaptés à ces constructions singulières. L’architecte François Chaslin, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts a dressé le 18 novembre 2023, un portrait magistral de Carême lors d’une conférence (en ligne) à l’Institut de France : « Antonin Carême, pâtissier, cuisinier, architecte. »
En fait, depuis les siècles classiques la haute cuisine française est une partie jouée dans le concert des arts. Concert de parfaite harmonie, où chaque partie est le miroir de l’autre. La cuisine représentée sur toile par les peintres avait une valeur visuelle autant que gustative. Guiseppe Arcimboldo (1527-1593), le premier, avait donné un visage aux saisons et aux éléments. Le peintre nous a livré la représentation d’une architecture faciale, édifiée au moyen de fruits et de légumes dans ses allégories des saisons, tableau visible au Louvre. Quelques-unes de ses « têtes composées » sont des assemblages réversibles, comme « le cuisinier » représentant simultanément un plat garni de viande et un chef en gueule, ou « le jardinier », à la fois jatte remplie de légumes et cultivateur au jardin. Synthèse d’éléments composites, exercices (ghiribizzi) ludiques et déconcertants – qui passionnèrent les surréalistes – les peintures savantes d’Arcimboldo empruntent autant à l’architectonique qu’à la gastronomie : à l’une, l’art de la composition, à l’autre, celui de l’ordonnancement, pour une variation sur la physionomie du goût, plus de deux siècles avant Brillat-Savarin !
Art culinaire ou art visuel ? Ainsi était posé le problème esthétique de la mimésis. La cuisine, comme les autres arts, imite-t-elle la nature – « Natura magistra artis » ? Ou bien n’a-t-elle de cesse que de la transcender ? Après Marcel Duchamp et l’art non-rétinien, qui prévaut encore avec l’art conceptuel, la cuisine suit son propre chemin. Elle n’a de compte à rendre que de ses saveurs. L’homogénéité de civilisation dite par les « Noces de Cana » de Véronèse, ou par le « Déjeuner des canotiers » de Renoir est estompée. Adieu Chardin, adieu le Bénédicité, adieu les Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh !
La haute cuisine, a-t-on dit, est une architecture éphémère. Soit, mais les assiettes de Tony Soulié, Jacques Bosser ; les tableaux de Bram Van Velde, Pierre Alechinsky, et quelques pièces magistrales prêtées par François Pinault, comme les questionnements graphiques de Fabrice Hyber, créent dans le restaurant de Guy Savoy, à l’Hôtel de La Monnaie, un environnement puissant, sans mièvrerie, propice à un dialogue permanent entre les arts graphiques et la cuisine. Le comparatisme permet d’avancer que la fameuse « Raie » de Chardin inspire encore la délicate « Aile de raie refroidie au caviar, petit ragoût breton » imaginée par Guy Savoy : la raie entière est pochée dans un court-bouillon, désarêtée, nappée d’un concassé d’huîtres et de caviar frais, puis disposée sur une assiette avec vinaigrette au caviar et crème de caviar. Autour de cette préparation, des petites pommes de terre tournées, des sommités de chou-fleur et des petits triangles d’artichaut sont pochés dans un fumet de poisson. Avec un tel plat, Guy Savoy trompe son monde car son génie a l’air d’être du talent !
Le paradoxe est que le hasard – en l’occurrence l’Histoire – faisant bien les choses, Chardin était encore vivant lorsque fut inauguré, en 1775, l’Hôtel de La Monnaie, quai de Conti sur la rive gauche de la Seine, entre le Pont-Neuf et l’Institut, face à la colonnade du Louvre, qui abrite le restaurant de Guy Savoy depuis 2015.
Ce bâtiment, de 120 m de façade, est le chef-d’œuvre de l’architecte Denis Antoine, à la fois bâtiment industriel puissant et symbole du pouvoir régalien attaché au prestige de battre monnaie. Cet architecte commença sa carrière de constructeur sur le tas, comme ouvrier maçon en 1760. Un demi-siècle plus tard, non loin de là, Antonin Carême, apprenti pâtissier, copiait les planches d’architecture de Vignole à la Bibliothèque Royale, rue de Richelieu, rêvant d’un destin de bâtisseur.
Arcimboldo, Chardin, Antoine, Carême, Guy Savoy… la boucle est bouclée. Aux cuisiniers, aux peintres et aux architectes s’applique l’image de Viollet-le-Duc : ils poursuivent ce que d’autres ont commencé avant eux, et entreprennent ce que d’autres achèveront à leur suite.
Jean-Claude Ribaut
Lire aussi
– Destins contrariés, le sort peu enviable des ministres de la Culture depuis 1959
– Secrets d’archi, petites histoires de l’architecture dans la grande
– Lettres persanes, considérations sur l’architecture à la façon de Montesquieu
Dernière minute : Le restaurant de Guy Savoy a été confirmé, à nouveau, le 25 novembre 2024 parmi les neuf meilleures tables (99,5 / 100) sélectionnées dans le monde par La Liste, lors d’une cérémonie au Quai d’Orsay à Paris (VIIe). L’algorithme qui compile les données, guides et avis sur les restaurants des cinq continents a donné son verdict infirmant les réquisitions du Michelin, qui avait supprimé l’une des trois étoiles de cet établissement.