Le 1er octobre 2019, l’Autorité de la concurrence a sanctionné l’Ordre des architectes pour avoir diffusé et rendu obligatoire un barème d’honoraires que les architectes devaient appliquer dans leurs réponses aux marchés publics de maîtrise d’œuvre. L’intégralité de son avis.
L’essentiel
À la suite de rapports d’enquête transmis par la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), l’Autorité rend aujourd’hui une décision par laquelle elle sanctionne, à hauteur de 1,5 million d’euros, l’Ordre des architectes pour avoir, via ses conseils régionaux des Hauts-de-France, du Centre-Val de Loire, d’Occitanie et de Provence-Alpes-Côte d’Azur, mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles. Celles-ci ont consisté à mettre en place, diffuser et faire respecter un barème d’honoraires applicables aux architectes intervenant dans les marchés de maîtrise d’œuvre publics, dans un secteur où la fixation des honoraires est libre.
La diffusion de ce barème s’est accompagnée d’une «police des prix», de mesures de rétorsion à l’endroit des architectes ne respectant pas ces consignes tarifaires, et d’interventions auprès des maîtres d’ouvrages publics afin de les dissuader de passer des marchés avec des architectes proposant des taux d’honoraires considérés «trop faibles». L’Ordre a, par ailleurs, diffusé par l’intermédiaire de son conseil national un modèle-type de saisine des chambres régionales de discipline à l’attention des conseils régionaux, en cas de non-respect par un architecte ou une société d’architecture du barème illicite ainsi mis en place.
L’Autorité sanctionne également, à hauteur d’un euro, plusieurs sociétés d’architecture ou architectes ainsi qu’une association d’architectes ayant participé à cette entente par le biais de dénonciations à l’Ordre de leurs confrères qui ne respectaient par ce «barème d’honoraires».
L’activité de maîtrise d’œuvre publique
L’activité de maîtrise d’œuvre publique consiste à réaliser, pour le compte d’un maître d’ouvrage public (commune, communauté de communes, département…), un projet de travaux dans des conditions de délais, de qualité et/ou de coûts prédéfinies par un cahier des charges.
Lorsqu’ils exercent en qualité de maître d’œuvre, les architectes sont chargés par ce maître d’ouvrage public de concevoir le projet, d’élaborer le dossier de consultation des entreprises, de contrôler la bonne exécution des travaux ainsi que de jouer un rôle d’interface avec les entreprises chargées d’exécuter les travaux. Leurs honoraires sont libres et non réglementés par la puissance publique, ce qui permet de faire jouer la concurrence sur le marché.
La diffusion de consignes de prix pour lutter contre le «dumping»
À partir de 2013, quatre conseils régionaux (Hauts-de-France, Centre-Val de Loire, Occitanie et Provence-Alpes-Côte d’Azur) ont diffusé à leurs membres une méthode de calcul d’honoraires, afin de lutter contre un prétendu «dumping des honoraires» de certains architectes qualifiés «d’anti-confraternels». Le président du conseil régional de l’ordre Centre-Val de Loire a ainsi déclaré «c’est déloyal par rapport aux autres confrères qui ont répondu à ce marché car il a fait un prix trop bas. Faire un prix trop bas pour être sûr d’avoir un marché est une pratique anticoncurrentielle et déloyale vis-à-vis des confrères».
Pour lutter contre ces soi-disant «actes de concurrence déloyale», l’Ordre, via ses conseils régionaux, a notamment détourné de sa finalité le guide de la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP) – destiné aux collectivités publiques pour les aider à évaluer l’enveloppe prévisionnelle des honoraires de maîtrise d’œuvre -, en érigeant ce document en référence du calcul des honoraires des architectes, et en incitant ces derniers à fixer leurs honoraires selon les fourchettes préconisées par le guide, sans prise en compte de leurs coûts réels.
Une «police des honoraires» pour s’assurer du respect des consignes
Pour s’assurer du respect des consignes tarifaires ainsi diffusées auprès des architectes, une surveillance du respect du «barème» a été organisée par l’Ordre des architectes. Son conseil national a adopté et diffusé un modèle-type, destiné à faciliter la saisine des chambres régionales de discipline en cas d’application par un architecte de taux d’honoraires considérés comme particulièrement faibles.
Son conseil régional des Hauts-de-France a, par ailleurs, créé une association spécifiquement dédiée à l’identification des irrégularités liées aux taux d’honoraires, dans le cadre des réponses à des appels d’offres. Un site internet a ainsi été créé pour permettre aux architectes dont l’offre a été écartée de signaler les taux prétendument trop bas pratiqués par leurs confrères retenus lors de l’appel d’offres.
Les conseils régionaux ont également multiplié les procédures précontentieuses et contentieuses visant les architectes ne respectant pas les consignes tarifaires.
Plusieurs sociétés d’architecture et architectes ont, de leur côté, adhéré à cette police de prix, en dénonçant aux conseils régionaux compétents le taux d’honoraire pratiqué par leurs confrères mieux-disants.
Les conseils régionaux ont, enfin, multiplié les interventions indues auprès des maîtres d’ouvrage publics, les alertant illégitimement des «risques», aussi bien au plan contentieux que technique, qui auraient, selon eux, découlé de la négociation de taux d’honoraires trop faibles avec les architectes, et les incitant à relancer les procédures et même parfois à renoncer à l’opération de construction du bâtiment public.
Des pratiques aux effets concrets
Les architectes soupçonnés d’avoir proposé des honoraires trop faibles ont fait l’objet de procédure pré-disciplinaires et disciplinaires donnant lieu, dans certains cas, à des sanctions (blâmes ou radiations temporaires).
Les diverses interventions de l’Ordre auprès des maîtres d’ouvrages publics ont découragé certaines collectivités de choisir des architectes proposant des honoraires modérés et ont, dans certains cas, remis en cause des marchés déjà passés ou en cours de négociation, entraînant une dépense supplémentaire de deniers publics au détriment du contribuable.
Ainsi, à titre d’exemples, dans les Hauts-de-France, l’organisme HLM de Douai a résilié un accord-cadre à la suite de l’intervention du conseil régional de l’Ordre ; la Communauté de communes des 2 Sources a déclaré le marché de son groupe scolaire sans suite «face aux reproches de l’ordre» et a dû relancer son appel d’offres, subissant de ce fait un surcoût de 200 000 euros ; la commune de Linselles, quant à elle, s’est vue à plusieurs reprises menacée d’un contentieux par le conseil régional de l’ordre si elle maintenait en l’état son projet de construction d’une école ; enfin, l’attribution du projet de dojo de la commune d’Hazebrouck a fait l’objet d’un recours du même conseil régional devant le tribunal administratif.
Ces pratiques mises en place par un ordre professionnel sont graves
Les pratiques concernées sont d’autant plus graves qu’elles ont été mises en œuvre par l’Ordre des architectes, initiateur et principal instigateur de l’entente, alors qu’il jouit d’une autorité morale indéniable, aussi bien auprès de ses membres que des maîtres d’ouvrage publics. Par ailleurs, ces pratiques ont affecté des collectivités territoriales engageant des deniers publics, souvent de taille modeste et aux capacités d’investissement limitées.
En revanche, concernant les architectes et les sociétés d’architecture mis en cause, l’Autorité a retenu que la communication institutionnelle de l’Ordre avait pu engendrer chez ces professionnels une confusion quant à leurs obligations déontologiques en matière de fixation d’honoraires.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, l’Autorité a prononcé une amende de 1,5 M€ à l’encontre de l’Ordre des architectes et sanctionné à hauteur de 1 € chaque architecte et société d’architecture ayant participé à l’entente, ainsi que l’association d’architectes émanant du Conseil régionale des Hauts-de-France. Cette décision peut faire l’objet d’un recours devant la Cour d’appel de Paris.
L’enquête se poursuit dans d’autres régions de France
Les rapports d’enquête transmis par la DGCCRF dans le cadre de ce dossier concernaient quatre des dix-huit régions françaises.
Les architectes et collectivités publiques qui estimeraient avoir subi des pratiques similaires dans d’autres régions de France sont invités à le signaler au rapporteur général de l’Autorité de la concurrence.