«Tiens, pour une fois, l’architecte est à l’heure», se dit Ethel Hazel en allant lui ouvrir. Il avait la mine préoccupée et le teint pâle de qui n’a pas passé l’été au soleil. «Entrez», dit-elle.
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«Ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable». Joseph Staline
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Ethel Hazel – Comment allez-vous aujourd’hui ?
L’architecte (en s’installant confortablement) – Ca va comme ci comme ça.
E.H. – Qu’est-ce qui vous tracasse ?
L’architecte – En vérité, la cité de l’ameublement, là où se trouve l’agence, bruisse de rumeurs et, puisqu’il y a dans le quartier l’une des plus belles concentrations d’architectes de Paris, j’ai l’impression d’être constamment épié, d’être E.T. l’extraterrestre. C’est épuisant.
E.H. (à part elle : c’est sûr que nous sommes loin de Terminator) – Des rumeurs ? A quel sujet ?
L’architecte – le divorce évidemment, et celui de l’agence. Nos salariés connaissent les salariés des autres agences du coin, ils mangent ensemble, ils vont aux mêmes fêtes. Dans la rue, dans les couloirs, j’ai l’impression de me balader tout nu sous l’œil réprobateur d’architectes qui ne voient pas à travers moi l’Homme Idéal cher à Le Corbusier.
E.H. (qui préfère ne pas imaginer l’architecte tout nu tandis qu’une vision de la force brute de Docteur Nut lui flashe à travers l’esprit) – Ce que vos confrères pensent de vous vous importe donc ? (les architectes se détestent entre eux, elle le sait).
L’architecte – Non. Enfin si. Pas avant. Aujourd’hui oui car leurs regards inquisiteurs m’ont amené à me poser des questions, à propos de ce que je suis vraiment. En fait, depuis le début de l’histoire, de ma mère à Madeleine, je n’ai jamais été seul et je m’aperçois soudain qu’il y a plein de fils à démêler, personnellement et émotionnellement. Mais c’est surtout pour l’agence que je m’inquiète car mon avocate m’a posé une drôle de question…
E.H. (qui sent immédiatement à son ton le danger d’un autre objet de transfert dans l’esprit de l’architecte. Il ne lui avait rien dit) – Une avocate ?
L’architecte – Oui, et pas mal d’ailleurs si peux me permettre. Bref mon avocate…
E.H. – (notant sa propension à s’approprier les services : Son avocate. Je dois être Sa psy se dit-elle)…
L’architecte – …, et c’est bien une question d’avocat… J’étais en train de décrire l’agence quand elle m’a demandé à brûle-pourpoint : «puisque vous en parlez, qu’est-ce qui est à vous et qu’est-ce qui est à elle». Je ne savais pas comment répondre, je ne m‘étais jamais posé la question. De fait, je suis toujours étonné et curieux de ces agences qui fonctionnent à plusieurs, à trois ou à quatre, pas en couple, ni en couple de deux potes, non à trois ou quatre, parfois plus. Qui fait quoi ? Il y en a un qui dessine, un autre sur le chantier pendant que le troisième drague les promoteurs ? Comment font-ils ? Je vois leurs projets, parfois intéressants d’ailleurs. Leur agence la plupart du temps porte un nom générique, on ne sait pas qui fait quoi.
E.H. – Car pour vous…
L’architecte – Pour moi ça a toujours été clair, Dupont&Dubois, c’était moi et Madeleine.
E.H. (plus coupante qu’elle ne l’aurait souhaité) – Le nom de l’agence ne dit-il pas l’inverse ?
L’architecte – (pincé) Madeleine et moi ou moi et Madeleine, c’était pareil.
E.H. – Ce fut facile alors de répondre à votre avocate…
L’architecte (dont les épaules s’effondrent d’un soupir) – Ce n’est pas si simple en vérité (nouveau soupir suivi d’un long silence tandis que l’architecte se perd dans ses pensées).
E.H. (cette pause silencieuse repose Ethel Hazel, qui la fait durer un peu, le temps de se souvenir avoir revu le Docteur Nut. Elle s’aperçoit alors qu’elle aussi l‘appelle Docteur Nut bien qu’elle sache qu’il n’est diplômé que de l’école de police. C’est lui qui lui a téléphoné, elle a accepté avec joie, émue plus qu’elle ne voulait l’admettre. Ils s’étaient retrouvés sur une terrasse proche de l’Ile de la Cité puis avaient fait le tour de Notre-Dame et, avec lui, elle avait pu s’approcher au plus près du chantier. Elle avait hésité entre les mocassins et les sneakers et elle était bien contente d’avoir choisi les sneakers. Il ne lui avait pas dit grand-chose de lui-même, sinon qu’il habitait à La Courneuve, elle n’était même pas sûre de savoir où c’est même si le nom à lui seul lui fait déjà peur. Cependant, si elle s’était montrée charmante, pas insensible au charme et à la réserve du policier qui lui semblait immense à côté d’elle, elle était repartie en ayant pourtant l’impression diffuse d’avoir répondu à un interrogatoire.)
L’architecte – (sortant de sa rêverie) Je me souviens par exemple de confrères qui se sont pris le chou, à juste titre à mon sens, avec la mairie de Bordeaux pour l’utilisation de leur image. Quand ils ont gagné, j’étais content pour eux et pour tous les architectes. Notre travail est une création intellectuelle et doit être protégé. Pour notre part, par exemple, malgré la pression parfois des promoteurs avec leurs avenants alambiqués, nous n’avons jamais cédé nos droits intellectuels sur un bâtiment, droits inaliénables d’ailleurs. Comment pouvais-je deviner que j’aurais dû mettre un copyright sur ce qui est à moi et ce qui est à elle ? C’est absurde. Et pourtant…
E.T. (un peu perdue) – Et pourtant ?
L’architecte – C’est marrant mais pour le coup, j’ai revisité pleins des projets de l’agence, et en y réfléchissant, je saisis mieux aujourd’hui ce qui m’appartient et ce qui lui appartient, ce qui nous appartient ensemble et, plus surprenant, ce qui ne nous appartient qu’à peine tant les contributions de nos collaborateurs me sont apparues plus clairement également. Ce n’est pas une question de valeur mais plutôt de ce qu’elle et moi sommes chacun, en propre.
E.T. – Et cela vous désarçonne ?
L’architecte (surpris par le mot, il pense en une seconde à l’ivresse qu’il éprouve parfois sur son puissant scooter mais il se reprend et réfléchit) – Dans un sens, oui, parfois non, ça dépend des projets. Sur un centre nautique par exemple, elle m’aurait laissé faire, on faisait une connerie. Sur une autre je me souviens avoir dû batailler presque tout seul, je ne sais plus pourquoi mais je me souviens bien que j’étais tout seul sur ce coup-là. Mais j’ai l’impression que ça ne fait pas de différence puisque son avocat demande de toute façon de récupérer la totale gérance de l’agence, arguant que loin d’être une locomotive, je suis désormais un boulet, et que Madeleine serait bien mieux apte à diriger l’affaire, que dis-je, à la sauver, elle s’engage d’ailleurs à garder tout le monde, sauf moi bien sûr. Haha. «Ce n’est pas négociable», me dit-elle ! (S’excitant) Mais moi aussi je peux garder tout le monde, qui a besoin d’elle ? C’est elle l’intello de la bande, qui fait des conférences au Togo mais c’est moi qui fait tourner la boutique. Ils verront bien dans quelques années. Haha.
E.H. (Moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi, moi… Le but est certes de le faire parler de lui mais, à le regarder, ce patient débraillé et un peu gras commence à l’ennuyer et elle ne peut s’empêcher de s’évader auprès du Docteur Nut. Elle chasse cette pensée car elle sait devoir se montrer bienveillante. Du coq à l’âne, avec une voix apaisante) – Comment avez-vous vécu votre incarcération ?
L’architecte – (soudain tendu et ricanant) Charles Bukowski disait qu’il suffit de s’offrir un séjour en prison pour savoir qui sont ses amis. Il a raison. Alors la prison ET un divorce ET un divorce d’agence, c’est pareil mais en bien mieux encore pour savoir qui sont ses amis. C’est une façon de faire le ménage dans sa vie en somme. C’est terrible, les ‘amis communs’, des maîtres d’ouvrage, des artisans qui n’avaient rien demandé sont sommés de choisir leur camp, réagissant à l’information quoi qu’il en soit, même à leur corps défendant. Qu’ont-ils entendu ? Par qui ? Qu’en pensent-ils ? C’est compliqué. Du coup, notre vie privée finit par perturber le processus créatif et constructif de l’agence. Mais d’un autre côté, en tant qu’architectes notre vie privée a toujours été liée à la vie de l’agence et vice-versa. Donc, au final, ça ne change pas grand-chose.
E.H. – (elle note qu’il ne répond pas à la question mais en revient encore et toujours à l’agence, ‘un environnement mental dans lequel il se sent à peu près solide’, se dit-elle. Il lui faudra y revenir note-elle encore) – Vous avez donc des amis ?
L’architecte – (hésitant car incertain de l’ironie dans la question et perturbé par le manque de continuité dans la conversation de la thérapeute) – Ecoutez oui, et pas forcément ceux que j’attendais. Il n’en reste pas beaucoup mais vous avez soudain l’impression que vous pouvez aller à la guerre avec ces gens-là. (Il mentait. Bukowski avait raison. Ses amis, aujourd’hui, il pouvait les compter sur les doigts d’une main et tous y regarderaient à deux fois avant d’aller à la guerre avec lui).
E.H. (Il ment, se dit-elle, et elle eut un moment de compassion, ‘son monde s’est vraiment écroulé’) – Hum… Madeleine, en tant que femme et associée, dispose-t-elle comme vous d’un tel réseau de soutien ?
L’architecte (un brin méprisant) – Et comment ! (En vrai, il était tombé du ciel, et s’était senti blessé, quand il avait vu le nombre de gens venus en soutien de Madeleine. Il la croyait froide comme l’Alaska mais c’est comme si elle avait mis le feu aux réseaux sociaux. Il ne l’aurait jamais imaginée si populaire. Comment était-elle donc quand il n’était pas là ?). J’ai même eu peur qu’elle ne se noie dans les larmes de ses ami(e)s apitoyé(e)s. (Vindicatif) Elle n’est pas plus heureuse pour autant.
E.H. – Qu’en savez-vous ? (la compassion avait disparu)
L’architecte – Je la connais et je sais qu’elle est misérable depuis qu’elle n’a plus de nouvelles de sa bonne copine et confidente, l’écologue et ergonomiste…
E.H. (sursautant, ses sens en alerte, et l’interrompant malgré elle) – … ha bon, elle n’a plus de nouvelles de sa meilleure amie ?
L’architecte – C’est ce que…
DRINNNN, DRINNNN
E.H. (pas contente) – C’est déjà la fin de la séance.
L’architecte (joyeux comme tout) – En effet.
L’homme de l’art à peine parti – elle entend ronfler le scooter – Ethel Hazel est dubitative. Elle sait depuis Lacan que ce n’est pas «le dit» qui compte mais «le dire» et pourtant, à chaque fois, elle ne parvient pas à «faire dire» ce patient, qui demeure obnubilé par son métier. Elle en est frustrée. Est-ce parce qu’il est architecte ? Ils sont si compliqués. Surtout, un soupçon effrayant lui effleure l’esprit. Elle sait qu’une psychanalyse doit permettre au patient de vivre plus en accord avec ses désirs. Et si, ici, elle les encourageait ? Elle en frissonna et se demanda si elle ne devait pas appeler le Docteur Nut.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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