
« L’architecture est la science des correspondances subtiles », soit « un outil de compréhension du monde », indique Marc Barani. Sur le sable, il veut tracer le signe de l’infini…
Je contacte Marc Barani en 2017 aux prémices du projet Archisable, grâce à Francis Rambert (1) qui préfacera notre premier livre (2).
Marc Barani accepte, sans hésiter. Il fait cependant une demande inédite : il lui faudrait… un quad. Je n’ose pas refuser et je vais m’enquérir… Quand je le rencontrerai, je lui trouverai des airs d’éternel gamin, et une voix de musique, avec des notes de miel, de garrigue et de mer bleue qui emportent.
À cette époque je ne sais pas grand-chose de lui sinon qu’il travaille à Beyrouth sur un mémorial pour Rafiq Hariri, le premier ministre assassiné en 2005, qu’il livrera un an plus tard. Je sais aussi l’extension du cimetière de Roquebrune, son tout premier projet, et le nouveau terminus du tramway de Nice qui lui a valu l’équerre d’argent en 2008 et le propulse sur le devant de la scène. Je ne sais même pas qu’il est Grand Prix National d’Architecture 2013. Encore moins qu’il sera élu l’année suivante à l’Académie des Beaux-Arts, section Architecture, au fauteuil de Claude Parent. Et encore moins que je serai là, le jour de son installation.

Il me raconte ses années au Népal, 81-82. Une année d’étude d’anthropologie au CNRS Himalaya Karakorum. Et une autre année, ni étudiant ni touriste, mais dans la vallée de Katmandou, à Kirtipur (3), une ville de résistance, au passé tourmenté, dont les habitants gardent de siècle en siècle la mémoire et l’empreinte. Il ne va pas pour observer. Il va comme une nécessité, devoir ou intuition, pour vivre leur vie. « Je ne me sentais pas de me contenter de propos limités dans le temps ». Ailleurs – s’éloigner et s’immerger.
Le Népal est un pays magnifique « qui a fait le syncrétisme entre hindouisme, tantrisme et boudhisme », dit-il. Manger avec les habitants, du riz, du riz cuit le matin, du riz séché à midi, du riz encore le soir. Quelques bouts de viande les soirs de fête, et la part des dieux. C’est tout. Parler leur langue, au moins assez pour comprendre. « Au début j’étais classé impur ». Il se fait admettre dans cette communauté d’initiés, où tout est codé, et dont le dieu Shiva est le gardien. Les divinités et les rituels rythment la vie des habitants. La légende raconte que les ruelles étroites sont pavées de briques, les murs de silence, et que les gestes sont plus anciens que les mots…
Pour se voir attribuer une maison, il passe devant un conseil de sages – dans le silence ; la religion est un fil qui relie les ancêtres, les vivants et les forces invisibles. La cuisine est un lieu sacré, rituellement pur, qui produit la nourriture offerte aux dieux, aux ancêtres, et celle qui nourrit le corps, qui est aussi un véhicule spirituel. « Tout est relié de façon fondamentale, il n’y a pas de distinction entre le profane et le sacré. Tu peux marcher sur les pierres, et à un moment donné, il y a un dieu dedans et tu ne peux plus. Pour un Newar (4), les planètes qui bougent ont une action sur toi. Et sur le cosmos ».
Je comprends au ton de sa voix qu’il n’a jamais lâché ce fil.
On ne connaît rien de Barani sans ce paramètre fondateur. Tout son mode de pensée, toute sa pratique prennent racine là. Son ami Colin Lemoine, historien d’art et écrivain, dit de son architecture :
« Elle permet au lieu de ne pas s’effondrer, elle suture le chaos, organise le désordre et charpente le visible ».
Lui dit très simplement que l’architecture doit ouvrir des possibles, qu’elle n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle dialogue avec ce qui est au-delà d’elle-même. « Je crois beaucoup aux choses que l’on ne comprend pas », dit-il. Une architecture sociale revendiquée et esthétique, émotionnelle, physique.
Toujours l’homme de l’art revient au cimetière, au tabou de la mort, à la peur de la mort qui nous contraint tellement. Le cimetière de son village où reposent ses grands-parents, ses amis… et Le Corbusier.
« Dessiner la mort c’est complexe mais humain. La peur de la mort nous bloque. C’est une rupture absolue et derrière c’est l’incompréhensible. Plus on a de tabous sur la mort moins on a de prospective ». Un cimetière méditerranéen, minéral, un cimetière d’enfeus (5).
« Le cimetière de Roquebrune c’est un peu la Chartes d’Athènes (6) pour les morts. Densifier des endroits pour laisser vivre la nature. Dans une faille tu mets 900 sépultures. C’est l’envers de la ville. Il fallait remettre de l’ordre, mettre une pensée, cheminer. Apaiser la rupture. Construire la mémoire collective d’une commune ».
Pas de portails, mais des seuils symboliques, face à la course du soleil. Un espace où reconsidérer l’absurdité de la mort.
Pendant quatre ans il suit des cours d’arts plastiques à la Villa Arson, option scénographie : « se mettre en harmonie avec l’univers, à l’interconnexion entre les êtres et les choses. Occuper l’espace de la scène, le dilater, rendre les limites incertaines ».

Nourrir la pratique par d’autres disciplines… La Passerelle du Millénaire (7) est un trait tendu entre deux rives, deux pratiques et deux sensibilités. Architecte + artiste. Barani + Pagès (8). Ensemble.
C’est encore Colin Lemoine qui écrit : « Elle révèle la singularité topographique du Paillon, cette douve naturelle, elle unit deux territoires sinon disjoints, elle affirme la présence minérale de la roche, elle exhausse la couleur ocre du fleuve torrentueux ». Jaune, capteur de soleil, signal, mais aussi jaune industriel, souvenir des matériaux de chantier. Et la flèche emplie de galets du Paillon pointée comme un signal vers le village. Un temps de confiance. « Une grande joie », raconte Marc Barani.
Élever, traverser, creuser. Un cimetière – Roquebrune, une passerelle – Contes, une gare du Grand Paris Express – Bagneux-Lucie Aubrac…
« Quand tu descends dans une gare, tu ne dois pas sentir que tu t’enfonces dans la terre, ça vient des premières stations de métro où les gens avaient peur, on leur a fait des espaces lumineux, apaisés pour éviter d’y penser ». À Bagneux, il propose l’expérience du souterrain comme un parcours initiatique, séquencé et précis – faire sentir que tu descends sous terre. Descendre par un grand puits de lumière central, un premier niveau tout acier, acoustiquement mat, puis un second, comme une grotte affaissée. « Tu descends dans la matière… tu frôles le béton, et tu remontes droit, sur le puits de lumière, et le ciel… La terre c’est la terre, le sol c’est le sol. Ce sont des univers différents ». La collaboration artistique avec Tatiana Trouvé devait recouvrir le sol du niveau 4. Une surface d’asphalte noire, carte imaginaire des réseaux souterrains, avec des incrustations de moulages de plaques d’égout et de trappes de voiries. Une carte imaginaire d’un réseau souterrain… Elle a finalement été annulée. Pour conserver le carrelage identitaire des gares.
Sur le sable, il veut tracer le signe de l’infini.
Il a pris le train. La Normandie est une inconnue. La plage le saisit, avec son infini et son horizon, le vent et la montée des eaux. Je n’ai pas trouvé de quad, c’est interdit depuis longtemps sur le sable. J’ai loué un vélo avec des pneus larges.
Mais le vélo laisse des traces insignifiantes. La première tentative est un échec.
« Je suis méditerranéen, je ne sais pas que quand la mer se retire, elle laisse un sable dur… ».
Il est désemparé. Mais aussi dérouté, happé par la sauvagerie de la mer, la puissance de la marée. Et de l’autre côté, la ville d’apparat, Deauville, la ville de jeux, de fêtes et de divertissements. Le casino et les hôtels.
Le paradoxe l’interpelle – habiter des lieux aussi puissants que cette plage et cet horizon, et y mettre l’inverse à la lisière.
« Quand tu amènes des urbains sur des espaces aussi forts, l’acclimatation au lieu doit passer par autre chose comme le divertissement, la fête, la fiction urbaine. Tu ne peux pas te mettre face à l’horizon parce qu’être face à l’horizon – si tu mesures pleinement ce que ça veut dire – c’est être dans un lieu de méditation, un lieu qui bouscule. C’est être face à soi-même. Ce n’est pas si simple d’être face à soi-même ».

Un cercle. Ce sera un cercle. Parce que c’est le symbole du cycle – le cycle des saisons, de la vie et de la mort. Dans la symbolique universelle le cercle délimite l’espace sacré. Il dit que le cercle renvoie à l’infini et au cosmos, que le cercle vient de la nuit des temps. Ce sera un cercle comme un déplacement de son corps dans le paysage, une incitation à faire face à cette nature, à réfléchir à notre rapport à la nature et au monde. Et lorsque la mer l’entamera, il s’ouvrira…
Il est prêt à prendre une pelle et à creuser. Et puis la chance.
C’est le quad nettoyeur de la plage, qui passe comme chaque jour. Grands signes… Faire un cercle s’il vous plaît, Monsieur… L’homme sourit et accepte l’étrange requête, et Barani grimpe à côté. D’abord doucement, et puis accéléré et l’énergie de la vitesse fait son travail. Époustouflant. « C’est un cercle fait de façon mécanique, encore mieux que ce que j’espérais. Un cercle contemporain. Quand tu es sur un chemin pas trop loin de la vérité, il y a toujours un petit coup de pouce ».

Je ne me priverai pas du plaisir de citer Jacques Rougerie :
« La vitesse redouble le vertige. Vous regardez au loin. Vous regardez l’horizon qui n’est pas un point de fuite mais la ligne tranchante d’un monde où il n’est pas d’issue sauf à l’affronter, d’un espace où il n’est point de fuite. L’allure est vive, la vie va vite ».
C’était l’éloge adressé à Marc Barani le jour de son installation à l’Académie des Beaux-Arts… (9)
Tina Bloch
(1) Francis Rambert directeur de l’Institut français d’architecture, puis directeur de la création architecturale à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris.
(2) ARCHISABLE édition Xavier Barral 2017.
(3) En 1767, Kirtipur fut annexée au royaume de Gorkhali par Prithvi Narayan Shah, le roi de Gorkha qui unifia le Népal. Après sa victoire il coupa le nez des hommes et des femmes de plus de treize ans, et ne laissa qu’un homme par maison. En sanscrit, Kirtipur signifie « la ville glorieuse ».
(4) Newar: habitant du Népal.
(5) Extension du cimetière ST Pancrace à Roquebrune Cap Martin 1992. Les enfeus sont des niches funéraires superposées. Dans un cimetière d’enfeu, il n’y a pas de tombes enterrées mais des structures hors-sols, par manque de place. On conserve ainsi une sorte de proximité visible avec le défunt.
(6) La Chartes d’Athènes 1933, sous l’égide de Le Corbusier compte 95 points sur la planification et la construction des villes avec des zones indépendantes pour les quatre grandes fonctions – vie, travail, loisir infrastructures de transport.
(7) La Passerelle du Millénaire à Contes, près de Nice, enjambe le Paillon, un ruisseau, et relie deux quartiers. Elle est constituée d’une poutre en acier laquée jaune.
(8) Bernard Pagès est un sculpteur. Un temps lié au mouvement Supports Surfaces, avec lequel il rompt en 1971, son travail est solitaire. Une démarche formelle et politique qui rejette l’image, des Assemblages, et des interventions directes sur la nature, dont un lit de 1 200 briques, un quart de cercle d’herbe calcinée, et un parcours coloré dans la forêt. Une œuvre libre, déconstruite, qui désacralise l’idée de l’œuvre d’art.
(9) Lire Eloge de Jacques Rougerie à Marc Barani