Les personnages d’architecte sont rares en littérature ou au cinéma mais ils sont toujours le reflet de leur époque. Sorti en salles le 6 avril 2016, High-Rise, le film réalisé par Ben Wheatley est l’adaptation d’un roman de science-fiction de J. G. Ballard paru en 1973 sous le titre original High-Rise (IGH pour la version française). Dans cette intrigue, la tour est un acteur en soi de la narration, plus que la figure de l’architecte Anthony Royal (incarné par Jeremy Irons).
L’histoire, qui se déroule dans les années 70, est celle de Laing (joué par Tom Hiddleston), un jeune médecin qui emménage dans un complexe d’habitation innovant composé de cinq gratte-ciel. Dans sa tour de 40 étages, la vie quotidienne des habitants est organisée selon une répartition et un schéma social censés créer l’harmonie : les moins fortunés, artistes ou cinéastes, habitent les étages inférieurs tandis que les nantis occupent les étages les plus élevés.
La forme même de la tour en dit long sur cette ambition puisqu’un décalage est créé à partir du 20ème étage, la limite entre les plus riches, qui ont plus accès à la lumière, et les plus pauvres, qui vivent dans l’obscurité, comme le remarque amèrement le personnage d’Helen Wilder (Catherine Moss), lors d’une fête au 20e étage, où elle rencontre Laing. Le héros découvre vite que les habitants, qui se livrent à des fêtes toujours plus orgiaques marqueurs de leur statut, sont en fait obsédés par leurs rivalités, lesquelles les mèneront à leur perte. Ainsi High-Rise déploie dans un angoissant huis-clos un passionnant éventail des pulsions humaines les plus primitives, résultat de l’échec de l’utopie de la grande hauteur.
«La structure part de la classe moyenne inférieure, pour ensuite monter. On est plus proche de la réalité, qui ne peut pas se résumer à l’affrontement schématique des classes inférieures et de l’élite, mais plutôt des uns contre les autres tout le temps. Et dans High Rise, les habitants de la tour se sont déjà éloignés de la ville et des pauvres»,* remarque Gérard Delorme, critique au magazine Première. De fait, les classes moyennes des étages inférieurs n’aspirent qu’à faire fonctionner un ascenseur social, qui semble bien en panne, et pas toujours à cause des ennuis électriques récurrents que connaissent les habitants de la tour.
Ben Wheatley nous fait visiter son immeuble du rez-de-chaussée à la terrasse, en plan et en maquette également. La tour, personnage à part entière du film, tant elle est filmée sous toutes les coutures, permet de dresser une satire sociale, politique et économique de la société. La fascination constante pour le matériau originel devient alors ce qui reste de plus visible. Le contexte du site sur lequel prend pied la tour n’a d’ailleurs aucune importance. La ville reste invisible, imperceptible et impalpable depuis la tour. L’extérieur n’existe pas, le besoin ne s’en fait pas sentir, il y a tout dans la tour, même un champ en terrasse.
La bande-annonce sous forme de film publicitaire de promoteur, vante de meilleures conditions de vie. «Avez-vous jamais pensé à un meilleur mode de vie (…). Notre tour compte 40 étages d’appartements luxueux gratifiés des équipements les plus modernes. Sur site, vous trouverez un supermarché, des espaces pour le sport, une piscine, un spa et une école et vous n’aurez quasiment plus besoin de sortir».** Application des théories et utopies modernistes qui ont habité le mouvement de l’architecture moderne au XXe siècle ? Toujours est-il que la tour reprend les principes que Le Corbusier a appliqués avec succès en 1947 à la Cité Radieuse de Marseille. Sauf qu’en l’occurrence, ces principes censés simplifier et harmoniser les relations humaines volent rapidement en éclat tandis que la jalousie et l’ambition dérèglent l’agencement ordonné du lieu.
L’architecte Anthony Royal, fier de son œuvre, adopte une posture presque déiste sur ce petit monde qu’il a créé et qu’il dirige d’une main de maître. C’est une métaphore un peu compassée de la figure de l’architecte dont seule la hauteur de la tour qu’il a construite égale la taille de l’égo. Il l’assume lorsqu’il dit à Laing : «nous sommes dignes d’éloge c’est indiscutable, en haut de l’échelle». Anthony Royal méprise cependant les habitants de la tour, surtout les riches, dont il est le plus haut représentant. Il observe «l’avant-garde des nantis dans leur case dont ils ne sortent plus». Il souhaitait pour sa tour d’être «une pépinière de changement» et le voilà qui sur ce «parangon d’homogénéité» qu’il a créé. Bientôt, face aux événements dont il est lui-même l’un des instigateurs il ne peut plus qu’assister, impuissant, à l’échec de son projet social.
C’est un choix étrange du réalisateur d’avoir situé le film en 1975, date d’édition du roman, et non de le transposer dans un contexte contemporain. En effet, les critiques de Ballard sur l’architecture et la société demeurent d’actualité. De plus, malgré le folklore des seventies, le film fait aussi référence au processus de gentrification des grandes villes et (re)pose la question de la mixité sociale, un thème toujours à la mode aujourd’hui et vu comme une solution miracle aux maux de la société du XXIe siècle. Pourtant, les plus aisés n’ont toujours de cesse de repousser les moins bien nés ; la mixité sociale est-elle donc du seul registre de l’utopie ?
Pour conclure, se souvenir encore d’un autre personnage d’architecte, celui de Doug Roberts (interprété par Paul Newman) qui vient inaugurer la «plus haute tour du monde» dans le film La tour infernale, sorti en 1974, et qui se prend une volée de bois vert par le chef des pompiers (Steve McQueen) lorsque la tour prend feu et qu’il faut sauver les VIP du 135ème étage. Bref, dans les années 70, le débat autour de la pertinence des tours était déjà lancé. C’est le même aujourd’hui, quasiment dans les mêmes termes.
Léa Muller
*« Cinq films à voir avant High Rise par Ben Wheatley », Gérard Delorme, www.première.fr, le 08 avril 2016.
**«Ever thought there could be a better way to live (…). It has 40 floors of luxury apartments filled with every modern convenience. Onsite we have a fully stocked super-market, gym facilities, swimming pool, spa and school, there is almost no reason to leave». www.anthonyroyalarchitect.com