Pour le nouvel UGC Vélizy 2 (Yvelines) inauguré le 6 mars 2019, l’équation était la suivante : comment transformer un multiplex de sept salles en multiplex de 18 salles et 3 600 places et en faire une destination quand bien même la façade, extension d’un centre commercial, a été réalisée par d’autres (L35) ?
Une salle de cinéma, même si l’acoustique et le confort ont évolué, demeure pour l’essentiel une boîte noire avec un grand écran et des accommodations souvent standards. Concevoir un cinéma consiste donc en grande partie à s’en approprier les éléments périphériques, dont les circulations.
Si le spectateur moyen a 39,6 ans (Médiamétrie, avril 2019), la fréquentation d’un cinéma suit des rythmes connus : les familles avec enfants, puis les enfants qui y vont en groupe, puis les jeunes couples, qui reviennent avec leurs enfants, et les couples plus âgés, quand les enfants sont partis, etc. D’où l’importance désormais d’une approche sensible du parcours du spectateur.
Dans un décor, Vélizy 2 en banlieue parisienne où la notion de ‘rue’ est toute relative, Jean-Marc Lalo a su pour l’occasion en extraire la quintessence, c’est-à-dire un espace partagé qui, comme le long d’une rue, offre des vitrines – les entrées des salles –, de la publicité, des œuvres d’art, des belvédères et des vues uniques, des espaces de détentes et des petits salons (dont le mobilier a été dessiné par l’agence) qui sont comme autant de mini squares. Ne manquent que les pigeons. De fait il y a déjà le Chat, œuvre d’art de Claude Lévêque.
Des espaces souples et accueillants dans les couloirs? «Je déteste voir que les gens doivent s’asseoir par terre dans un cinéma en attendant la séance», explique Jean-Marc Lalo.
L’accès aux salles, superposées, s’opère par le haut. Les niveaux sont distribués par 27 escaliers imbriqués quasi invisibles et surtout deux escalators qui offrent une vue incomparable sur la tripaille technique que l’architecte a décidé de montrer, estimant qu’il fallait sortir de l’idée d’un lieu entièrement capitonné. Il suffit bien des salles elles-mêmes en effet.
Ici donc, les matières brutes côtoient des finitions soignées, la composition du plafond acoustique reprenant le thème du triangle développé en façade par L35. La lumière naturelle permet aux extrémités vitrées du parcours de transformer des impasses en panorama.
De fait, il n’est plus question aujourd’hui de sortir d’une séance par une issue de secours débouchant sur un parking. Le fonctionnalisme ayant atteint ses limites, place au rationalisme de consommation, ici les circulations débouchent sur un espace couvert, le nouveau ‘Food Court’ inauguré concomitamment et menant lui-même au centre commercial.
Si l’ouvrage se plie donc à «l’expérience shopping», décrite par Thomas Guyader, directeur du centre Vélizy 2, Jean-Marc Lalo a su cependant s’extraire de la logique de marque pour que, une fois à l’intérieur du cinéma, l’unicité du lieu vienne souligner une approche non standard.
En témoigne encore cette grande percée verticale ayant permis de créer ce que l’architecte appelle ‘le lab’, en réalité un petit auditorium toute hauteur surplombé par des coursives qui deviennent autant de loges ; un espace inattendu qui invite à toute sorte d’évènement, sous l’œil curieux du Chat de Claude Lévêque. Le Chat, référence peut-être au film avec Simone Signoret, ce qui signifierait qu’en ce lieu toutes les intrigues, comme il est dit d’un scénario, sont permises et pourront être mises en scène. Une cinquantaine de personnes travaillent dans le bâtiment.
Ne pas réduire cependant l’activité de Jean-Marc Lalo au cinéma. Lauréat de la reconversion d’une usine d’allumette à Trélazé, près d’Angers (49), ses projets en cours incluent notamment une auberge de jeunesse au Kremlin-Bicêtre (94), un hôtel d’affaires à Rungis (94) et une usine d’égrenage de coton à Kadiolo, au Mali.
Ce dernier projet témoigne d’un voyage à travers le monde qui se poursuit pour l’architecte. Le cinéma ? «C’est à Kaboul, avec l’Ariana, que j’ai eu le déclic», raconte-il. Dans les années soixante, la grande salle de cinéma Ariana a été le lieu où les Afghans pouvaient voir des films étrangers. Le bâtiment avait été soufflé par les bombes. Le déclic ? «En 2004, les Talibans à peine partis, quand, nous avons rouvert ce cinéma de prestige, pour la première séance, il y avait un vieux monsieur, en habit traditionnel avec une longue barge et un turban. Il en est ressorti tellement ému. ‘C’est la première fois que je vois un film’, me dit-il», raconte Jean-Marc Lalo.
Certes, il fallait déjà que le jeune architecte, qui avait passé deux ans chez Christian de Portzamparc puis découvert le cinéma chez Valode&Pistre, ait envie de se soucier de bonnes œuvres en Afghanistan. Une histoire d’amitié bien sûr et une ligne de conduite qui ne le quittera plus.
«Le cinéma est l’un des derniers lieux de socialisation, comme une gare, quelles que soient les différences de classe», souligne l’homme de l’art. Vocation ? Outre des cinémas en France (dont Le César à Marseille en cours), il livre en 2007 la cinémathèque de Tanger, dotée d’une extension annexant un étroit passage pour en faire un café. Un projet au Soudan puis un autre à Bamako, suite à l’appel de Claude-Eric Poiroux, notamment délégué général du festival Premiers Plans d’Angers. La passion du cinéma lui fait de bons amis. Suivront encore des expériences à Dakar, en Lybie et aujourd’hui au Burkina Faso, avec une autre salle mythique le Ciné Guimbi à Bobo Dioulasso, carrefour historique et culturel de l’Afrique de l’Ouest.
Les moyens sont toujours précaires, au rythme des capacités des associations et des subventions, mais le cœur ne manque jamais. «La spécialité de l’Atelier d’Architecture Lalo pour la création de lieux publics vient d’une passion à créer des prétextes d’urbanité, créer plus de sociabilité ; c’est réfléchir sur la nécessité que nous éprouvons à partager le présent dans des lieux évocateurs», assure Jean-Marc Lalo. Il parlait alors du Ciné Guimbi mais il pourrait aussi bien parler de l’UGC de Vélizy.
D’où sans doute ces circulations qui, n’ayant d’autre but que de rendre le parcours agréable, sont tout à fait en phase avec l’air du temps. «A chaque projet, de rechercher in situ les sources d’inspiration», dit-il.
Ces 18 salles, dont deux sont équipées pour devenir des salles de conférence, marquent enfin une évolution inattendue du concept de multiplex, longtemps vilipendé pour son effet dévastateur sur les petites salles indépendantes. Aujourd’hui, malgré l’irruption d’Internet et du streaming, le cinéma se porte bien, merci. Près de 8 000 films furent par exemple projetés en France en 2017 pour 4,6 millions de spectateurs.
«Lorsque nous n’avions que sept salles, nous n’avions pas d’autre choix que de présenter des blockbusters», explique lors de la visite de presse Gilles Florissi, le directeur de l’UGC. «Avec 18 salles de dimensions différentes, nous pouvons diversifier notre offre et toucher un plus large public», dit-il.
Pour son plus grand bonheur apparemment puisque, entre son ouverture en mars 2019 et la visite de presse le 11 avril, le cinéma avait déjà accueilli plus de 80 000 spectateurs et n’était pas loin de battre des records de fréquentation. L’architecture sensible de Jean-Marc Lalo n’y est sans doute pas pour rien.
Christophe Leray