Tour ou pas, là n’est pas le problème, estime Alain Sarfati. Le vrai problème est celui de l’activité liée à la densité et à la mixité des activités, soit la capacité à insérer dans un même lieu, des bureaux, des commerces, des locaux de production, des logements sous toutes leurs formes, privés, locatifs, sociaux. L’architecte offre ici une surprenante proposition.
Alain Sarfati, lors de ses déplacements en Chine à l’occasion de la réalisation de l’ambassade de France à Pékin, a dû se rendre à l’évidence. «Le développement des villes chinoises n’est pas aussi chaotique que l’on dit. Ils font preuve au contraire d’une créativité impressionnante,» déclarait-il en 2005. «La Chine m’a fait bouger ; les Chinois, en termes de développement urbain et, plus précisément de construction de tours, font des paris importants. Quelles seront les charges dans le futur ? Quelles conséquences en termes de transport ?» s’interroge-t-il aujourd’hui. C’est à l’aune de cette expérience qu’il a suivi avec attention le concours de la Tour Phare à Paris et le débat suscité autour de la construction de tours à Paris. «Je me suis demandé ‘est-ce que j’ai une idée ?’»
Le point de départ de sa réflexion fut la notion de mixité, intrinsèque selon lui de celle d’urbanité, qui répond à une première interrogation : Pourquoi des tours ? «Il s’agit d’escompter une densité plus grande pour moins de déplacements et une meilleure gestion de l’énergie, d’intégrer la dimension symbolique, la sécurité, la diminution de la pollution, d’imaginer la mutualisation de quelques équipements pour permettre d’élever le niveau de services dans les bureaux et proposer enfin une péréquation des charges, pour assurer par la mixité une vraie vie de quartier. Tous ces éléments se renforcent dans le cas d’une réflexion pour la mixité, c’est à dire dans un même lieu une coexistence Habitat / Travail / Equipements / Services,» explique l’architecte. «Sans l’espoir cependant de voir des gens vivre et travailler sur le même lieu». En clair, pas question d’une ville verticale mais d’un projet qui s’inscrit dans la ville.
Autre principe fondateur : une tour ‘célibataire’ n’a pas de sens car elle génère plus de difficultés et d’inconvénients qu’un ensemble de tours. Il pointe d’ailleurs le paradoxe de la densité réelle et visuelle. «On confond perception et réalité,» souligne Alain Sarfati. Ainsi le Coefficient d’occupation des sols (COS) est de 7,8 dans le centre de Chicago, désormais de 3 à Paris et inférieur à 2 à La Défense. Or, à Paris «l’enjeu est de minimiser l’étalement urbain et les temps de transport, la densité devant justifier les flux,» explique-t-il.
Par ailleurs, Alain Sarfati s’est appuyé sur plusieurs constats. Le premier est que la mixité ne se décrète pas mais que, le coût de production du m² dans une tour étant supérieur à celui d’une maison individuelle, ces édifices doivent s’inscrirent dans un marché. Le second est la prise en compte en amont de coûts de gestion et d’exploitation. Le troisième est enfin qu’une vraie mixité entre logements aidés et non aidés, bureaux et équipement, ne peut fonctionner qu’avec des mécanismes de péréquation ; dit autrement, que «les riches payent plus de charges que les pauvres».
Dernière contrainte, et non des moindres : «tout milite pour ne pas mettre ensemble logements et bureaux : les trames sont différentes, les règles de sécurité également, et les hauteurs sous-plafond, et les contraintes techniques, etc.,» dit-il. «Il est impossible d’imaginer un bureau inondé parce qu’un mec a pris un bain à l’étage au-dessus, c’est une perte d’exploitation inacceptable,» dit-il en riant. Alors comment faire avancer la réflexion ? «La seule façon est de poser le débat de façon pragmatique et technique,» assure Alain Sarfati.
Il explique. «Pour y parvenir nous avons conduit une réflexion contextuelle, orientée. Trois points nous semblent importants :
– pour les bureaux : la qualité des plateaux, leur surface, leur modularité, la lumière, la divisibilité ;
– pour les logements : le linéaire de façade, l’orientation, la possibilité de faire varier facilement les partitions ;
– pour les bureaux et les logements : l’indépendance totale des accès et donc de la gestion».
La réflexion sur l’orientation nord/est pour les bureaux – «les bureaux consomment beaucoup d’énergie non pour les chauffer mais pour les rafraîchir,» dit-il – et sud/ouest pour les logements l’a conduit à formuler une hypothèse en matière d’économie d’énergie en envisageant des transferts de calories par le jeu des alternances jour/nuit et l’utilisation des locaux pendant la fin de semaine.
Partant du principe que la taille optimale d’un plateau de bureaux se situe autour de 1500m² et de l’hypothèse que quatre à cinq logements par palier était aussi un optimum, Alain Sarfati s’est appuyé sur des plateaux d’une surface totale d’environ 2700/3000m². «Nous faisons l’hypothèse d’une mixité juxtaposée pour garantir une totale indépendance d’accès, de gestions des charges, d’usage, de hauteur d’étages, de type de trame – la juxtaposition nous libère des contraintes de gaine,» explique-t-il.
Cette hypothèse a pris forme à travers l’idée d’un immeuble à trois lobes avec noyau unique central pour les bureaux. Le noyau, relié aux trois ailes, regroupe non seulement les circulations verticales mais également les espaces d’accueil, de réunion et de convivialité ce qui rend l’usage des plateaux complètement libre et renforce la sécurité (en interdisant l’accès des bureaux aux visiteurs). Pour les logements chaque plateau permet à partir du linéaire de façade de moduler l’offre en 3/4/5 logements et en variant les tailles de ceux-ci. La forme du lobe est obtenue afin de maximaliser les apports de lumière et d’énergie en fonction de la courbe du soleil.
Chaque lobe étant donc divisé en deux entités séparées par un joint de dilatation d’environ 40 cm, un grand nombre de contraintes sont ainsi résolues, dont notamment des hauteurs d’étages différentes pour les logements et bureaux dans un même immeuble. La mutualisation du noyau central aux trois tours ainsi que le phénomène répétitif des conceptions d’étages permettent de faire des économies d’échelle, important dans la détermination du coût de construction. Par ailleurs, pour ce qui concerne la péréquation des charges dans un même ensemble, Alain Sarfati imagine donc, outre la capacité financière du tertiaire, que l’une des tours de logements devienne un hôtel et, de plus, une discrimination des locataires / propriétaires par rapport à la vue, un appartement dans un étage élevé avec une vue sur la mer à Sidney ou Marseille ou Rotterdam imposant des contraintes en termes de charges supérieures au même appartement dans un étage bas sans vue, le principe retenu à Chicago et New York par exemple. Qui plus est, l’architecte souligne que, dans cette configuration, ces tours, de 600m de haut pourquoi pas, offrent un concept d’emprise au sol très avantageux.
Enfin, l’hypothèse noir / blanc permet d’identifier et différencier les types de programmes : logements, bureaux, hôtels. «La double peau, côté blanc / logement a trois qualités essentielles : capteur de calories, protection sonore, protection contre le vent ; de ce fait elle concourt à une véritable amélioration de l’usage. Ainsi la protection conduit à une beauté complexe, riche et urbaine,» conclut-il.
Au final, la forme surprenante de l’immeuble est issue des contraintes programmatiques, le socle pouvant recevoir des services communs : salle de fitness, commerces, loisirs…. A noter pour finir que l’axe de recherche de Alain Sarfati est désormais encouragé par EDF, qui soutient et finance l’étude, et Lafarge, passionné par la recherche d’un béton dense à très forte inertie et par le concept de façade porteuse pour les parties réservées au bureau quand les logements seraient construit en poteaux poutres. Alain Sarfati a intitulée cette recherche Janus Concept, une dualité positive. Janus était le «dieu romain à deux visages opposés, gardien des croisements et des passages, divinité de la transition,» explique-t-il.
«Peut-on être contre l’idée des tours ? Non, si les densités attendues peuvent être deux à trois fois supérieures à celles de Paris. Passer d’un coefficient d’occupation du sol de 3 à 6 ou 9, là, l’intérêt serait certain : plus de densité, plus d’activités, plus de commerces, plus d’équipement public et surtout de meilleurs transports en commun, une meilleure économie publique en matière d’énergie, de déplacement,» conclut-il. Alors oui, Alain Sarfati avait une idée…
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 20 février 2008