Pas un immeuble de bureaux qui ne soit livré aujourd’hui sans que l’architecte et le maître d’ouvrage n’évoquent avec fierté avoir tenu compte dans leurs aménagements «des nouvelles façons de travailler». Suit alors une longue liste d’anglicismes : co-working, learning center, fablabs, cluster, etc. Innovation ? Vraiment, ces nouvelles façons de travailler, elles sont nouvelles pour qui ?
En témoigne le travail réalisé par Alain Sarfati à l’université d’Assas à Paris. Lors d’une visite en décembre 2016, il fut ainsi possible de découvrir le bâtiment dans son usage quotidien tel que le pratiquent les étudiants. Il faut se rendre à l’évidence : les étudiants sont partout, dans les restaurants et cafeterias, dans le hall, dans les couloirs, sur les marches, à la bibliothèque, dans des salles de travail, dans les circulations. Ce qui démontre au moins une formidable appropriation des espaces tels que les a révélés l’architecte au fil d’une réhabilitation de long cours.
Surtout, ce qui est sidérant est d’observer à quel point les étudiants paraissent à l’aise ; tous ou presque avec un ordinateur, un smartphone, avec ou sans casque, vautrés ici, là les pieds sur des tables basses en mezzanine, ailleurs travaillant en mangeant ou mangeant en travaillant, seuls ou en groupe, comme s’ils étaient à la maison, dans le cadre pourtant de l’animation constante d’un campus. En été, c’est une évidence qu’ils seront aussi aux terrasses inventées par Alain Sarfati à leur intention. Un tel confort, voire l’intimité pour qui le souhaite, dans ces espaces – escaliers, circulations – dont ce n’est a priori pas la vocation, est saisissant.
Alain Sarfati raconte cette anecdote. Un jour qu’il se trouvait dans une même pièce avec ses petits-enfants, il s’étonna que ceux-là apparaissent, avec leurs écouteurs et leurs écrans, isolés des autres, dans leur propre monde. «Mais Alain, nous sommes avec toi», lui répondirent-ils.
C’est la sincérité de cette réponse qui fut le déclic. «A leurs yeux, ils étaient avec moi et, donc, ils étaient avec moi», se souvient-il. «Les jeunes sont ensemble différemment, en fonction de leur époque, mais ils continuent d’être ensemble. L’idée est de leur proposer des espaces faits pour eux». Ce qui tombe bien dans une université.
C’est exactement ce à quoi l’architecte est parvenu en proposant des espaces et un fonctionnement pile poil contemporains puisque c’est exactement ainsi que l’utilisent les étudiants aujourd’hui. Chacun peut le constater, quand un étudiant, mais cela vaut aussi pour un collégien ou un lycéen, dit qu’il travaille, même avachi sur un canapé, avec ses écouteurs et un voire deux écrans, sans compter les fenêtres ouvertes, la réalité est que c’est souvent en effet le cas : il travaille. D’ailleurs c’est comme cela que ça se passe dans beaucoup d’agences d’architecture depuis un moment déjà.
Si tous ces jeunes gens, pourtant chacun apparemment préoccupé par ses propres écrans, peuvent se retrouver et passer des heures ensemble, c’est donc parce qu’ils sont, à la manière de leur temps, réellement ensemble. C’est avec ce parti qu’Alain Sarfati a redessiné et redimensionné l’université d’Assas, aussi improbable que cela puisse paraître dans un bâtiment construit en 1962 et terriblement contraint.
Certes, il y a les vues toujours renouvelées, la matérialité des différents lieux, le choix des matériaux, les effets précieux et dorés, pas de doute, l’ouvrage est signé Alain Sarfati. Certes, il a ouvert des espaces qui étaient auparavant assez sinistres, il a fait pénétrer la lumière là où elle n’était jamais parvenue, il a inventé des circulations nouvelles avec des escaliers là où personne ne pensait qu’on pourrait mettre un escalier, il a répondu à toutes les exigences des pompiers – et dans ce lieu ce n’est pas le moindre des exploits techniques – mais là n’est pas la réussite du projet.
La réussite du projet* est de permettre que quelle que soit la fonction de l’espace telle que décrite dans le programme, ce sont tous les espaces ensemble qui sont devenus autant d’espaces de travail, de rencontre, de transit, de réunion sans que la fonction ou la forme ne détermine plus l’usage. A l’exception peut-être de la bibliothèque, qui requiert calme et silence, de l’amphithéâtre aux différentes terrasses extérieures, chaque espace offre toute faculté d’appropriation. Du coup, en ce jour de semaine à la faculté, les étudiants étaient installés partout, à l’aise. Il y avait même un orchestre, les animations d’une association, partout la foule, nulle part assourdissante. Dans un quartier tristounet, sur une toute petite surface au sol, un fort sentiment d’urbanité.
«L’attention à l’usage n’est pas un renoncement à l’architecture car elle est un support d’innovation, d’invention, d’une architecture de vie, qui transforme un monument en paysage intérieur», souligne l’architecte.
Sarfati n’est pas le premier à avoir intégré les nouvelles façons de travailler. On retrouve ces évolutions dans les bâtiments de bureaux de dernière génération, qu’il s’agisse par exemple des Dunes d’Anne Demains à Fontenay pour une banque ou encore du 34 avenue de l’Opéra à Paris, une restructuration dessinée par Axel Schoenert et occupée par une société d’informatique. Là encore, la visite permet de croiser des employés, tous jeunes, tous sachant travailler ici ou là, en haut ou en bas. Ils sont au bureau comme ils l’étaient il y a peu à l’université. Le baby-foot, pour son aspect vintage sans doute, fait d’ailleurs un retour remarqué dans l’univers des ‘start-up’. Comme quoi…
Cela écrit, sachant que le premier concours pour l’université a eu lieu en 2000, Sarfati a mine de rien fait montre d’une extrême sensibilité et clairvoyance pour anticiper ainsi que son bâtiment, à la livraison en 2016, serait tout à fait prêt pour les pratiques de son temps. Si c’est ainsi que travaillent désormais les étudiants, c’est ainsi que travailleront les employés et salariés de demain matin.
Dit autrement, il n’est plus question aujourd’hui de «nouvelles» façons de travailler puisque celles-ci ne sont plus nouvelles justement. Il appartient sans doute aux capitaines d’industrie français de s’adapter à la réalité, il appartient encore sans doute à nombre de maîtres d’ouvrage d’atterrir au XXIe siècle. Pour le coup, les architectes ont pris de l’avance.
«La création n’est pas là où on l’attendait. Je pense qu’à la lumière de la transformation de l’université Panthéon/Assas, à Paris, c’est une réflexion sur l’ensemble des espaces de vie, du bureau au logement, en passant par tous les équipements publics, qui peut s’engager», remarque Alain Sarfati.
Christophe Leray
*Le projet comptait aussi, entre autres, la réhabilitation des huit étages du bâtiment.