La crise sanitaire due au Covid nous oblige de toute évidence à revoir la façon d’envisager notre société, à tout le moins, elle invite à s’interroger sur la façon de construire la ville.
Dans la cacophonie actuelle où chacun veut expliquer comment sera l’avenir, deux articles m’ont interpellé : d’une part celui de Jacques Ferrier (Le Moniteur 25/03) qui nous explique que la crise actuelle est une remise en cause de la ville dense et d’autre part Alain Sarfati qui nous explique (Chroniques d’architecture 21/04) que la densité est l’essence même de la ville.
Tous les deux énoncent cependant une même chose : la crise est une remise en cause de notre modèle urbain actuel.
En réalité, la crise ne remet rien en cause, elle ne fait que mettre en exergue ce qui commençait à se dessiner depuis plusieurs années déjà mais qu’aucun acteur de la construction urbaine ne voulait (souhaitait) voir venir : la nécessité de remettre l’humain au cœur du projet urbain.
Depuis au moins 30 ans, le débat sur la ville se résume à deux grands thèmes, les déplacements et la densité.
Les déplacements d’abord, parce que depuis la charte d’Athènes et les travaux de Le Corbusier, les urbanistes sont focalisés sur cette thématique : comment faire en sorte que les hommes puissent se déplacer dans les villes et comment faire cohabiter les moyens de transport ? Ces derniers temps, sous le coup d’une approche écologique, la voiture a pris un sérieux coup de mou au profit des transports en commun. Les habitants y perdent leur liberté de mouvement mais la préservation de la planète doit bien justifier quelques sacrifices.
La densité, ou l’expression de l’aversion profonde des architectes pour les données objectives. En effet, tous arguent qu’il faut des villes denses tout en oubliant qu’une densité est un rapport entre deux éléments qui, pour être appréhendé, doit être chiffré. Quelle est la bonne densité ? 21 000 habitants/Km² comme à Paris ? Ou 118 habitants/km² comme la France ?
La densité doit-elle être mesurée au niveau de la ville, de l’agglomération, de la communauté de communes ? A Montpellier par exemple, il est possible de décréter qu’il s’agit d’une ville d’une densité de 5 000 h/km² ou de 1 351 h/km², tout dépend en effet du rapport choisi et de l’objectif à atteindre !
Une chose est sûre : au nom là encore la préservation de la planète, ces dernières années ont vu les villes se « densifier ». Peu importe le projet et sa qualité architecturale ou urbaine, s’il est dense, il est bien !
Maintenant, prenons le problème dans l’autre sens, à la hauteur de la population, les réponses sont toutes autres.
Depuis la révolution industrielle, les villes se sont développées parce que le travail a migré de la campagne vers la ville. Puis, dans nos pays, l’ère industrielle a laissé place à une ère tertiaire qui finalement marchait assez bien puisqu’elle nécessitait de nombreuses personnes dans des bureaux, permettant aux villes de continuer à prospérer. Les cadres ont remplacé les ouvriers, les villes gagnant en salubrité ce qu’elles ont perdu en mixité.
Depuis vingt ans, un ver est cependant entré dans le fruit : Internet ! Nos villes tertiaires n’ont pas vu arriver ce changement que les professionnels de la ville ont négligé. Nos villes tertiaires, qui ont si bien su s’adapter au passage de l’ère industrielle en troquant leurs quartiers sales et bruyants pour des quartiers propres et apaisés, ces villes prénumériques n’ont pas vu venir ce changement apparemment sans lien avec leur constitution.
Mais voilà, le Covid vient de dramatiquement exposer cette transformation de nos modes de vies, lancinante depuis de nombreuses années. L’homme numérique, l’homme hyperconnecté, cet homme-là possède une différence majeure par rapport à son prédécesseur : sa mobilité.
Avant la crise sanitaire, seuls quelques avant-gardistes osaient prétendre que le numérique allait offrir une plus grande liberté dans le travail et dans les choix de vie. Dans la réalité, le télétravail n’était qu’une pratique marginale, une sorte de liberté sociale accordée à l’homme enchaîné à son bureau car l’homme a besoin d’être en ville, il a besoin de son rythme métro-boulot-dodo, comme cela a toujours été le cas… du moins depuis la révolution industrielle.
Le 16 mars 2020, la France se confine, Paris et les grandes métropoles se vident, l’homme urbain retrouve ses instincts primaires et, quand il le peut, va se réfugier à la campagne. Pour autant il va continuer à travailler.
Diverses études montrent que 81% des habitants des métropoles ont télétravaillé : en 24 à 48 heures, la France est passée d’un « métro-boulot-dodo » à un « vie perso-boulot » parfois douloureux, souvent difficile, en tout cas révélateur.
Cet apprentissage du télétravail a nécessairement généré des difficultés. En premier lieu, sa soudaineté n’a pas permis d’accompagner ce changement puis l’exiguïté des logements urbains et la présence des familles (enfants-parents) ont ajouté des couches de complexité à celle de l’appréhension de nouvelles méthodes de travail.
Pour autant, moins de trois mois plus tard, les faits sont là : le télétravail fonctionne. L’homo numéricus vient de découvrir en masse un élément majeur de sa vie, son lieu de vie n’a plus d’importance vis-à-vis de la localisation de son entreprise. Il y a peu encore, dans une société tertiaire, en fonction de l’emploi espéré et des entreprises dans lesquelles d’aucuns souhaitaient travailler, il fallait s’installer dans une grande ville, dans un « bassin d’emploi ». Dans la vie numérique, cela importe peu.
Ce n’est bien sûr pas le cas de toutes les professions mais, dans nos villes occidentales qui ont évacué depuis longtemps toutes les industries, les manufactures et les métiers salissants de leur centre au profit de professions intellectuelles et administratives, la proportion est très forte des personnes découvrant soudainement qu’il leur est désormais possible de faire leur métier sans être contraint par l’implantation géographique.
Voilà une donnée qui risque de complexifier le travail des promoteurs de la ville ! Ceux à qui l’on vendait chèrement des m² « denses » mais « proches » de leur lieu de travail découvrent qu’ils n’ont plus à subir ce diktat…
Dès lors, comment justifier de vendre à prix d’or des m² exigus en centre-ville si votre profession permet de travailler à des kilomètres du lieu où est située votre entreprise ? Comment expliquer à un cadre sup’ pourtant bien payé qu’il devra se cogner une heure de transport en commun ou sa voiture dans des bouchons quotidiens entre son logement, tout juste assez grand pour héberger sa famille, et son bureau dans une tour climatisée, quand il pourrait vivre confortablement en province, dans un logement suffisamment grand pour y avoir son bureau et ainsi gagner deux heures de vie par jour économisées sur les temps de transport ?
Ou encore comment imposer à un salarié du tertiaire de venir dans un bureau pour y subir ses collègues quand il pourrait les choisir dans un espace de travail partagé ?
Il y a toujours deux façons de voir les choses. D’aucuns diront que c’est là la fin de l’urbanité et que celle-ci est le gage de nos démocraties ; d’autres y verront un retour à une urbanité raisonnée. Replacer l’humain au cœur du projet de vie du pays, quoi de plus ambitieux ? Cesser de lui imposer ce qu’il doit faire, où vivre. Ne plus vendre des m² pour des m² avec des discours pseudo écologiques mais vendre de la qualité de vie, cesser d’échafauder des systèmes abracadabrantesques pour réintroduire un succédané de « nature » en mégalopole quand elle est présente, disponible et gratuite dans la ville. Enfin cesser d’opposer rural et urbain pour conjuguer ces territoires dans un objectif commun, celui d’offrir à chacun un lieu de vie désirable.
Redonner à la ville et à ses résidents l’agilité qu’ils ont perdue. Parce que l’on n’est pas urbain ou rural ; on peut tout au long de son existence avoir des désirs changeant en fonction des aléas de sa vie personnelle. La ville elle-même doit être résiliente, souple pour s’adapter aux changements de modes de vie qui, nous l’avons découvert, peuvent être soudains et brutaux. La ville doit être un substrat permettant à la vie de se développer et non un carcan qui contraint et dirige les vies qu’elle héberge.
Dans ce nouveau paradigme, il va y avoir de grands perdants : les mégalopoles, les centres d’affaires et les tours de bureau, des terrains de jeux extraordinaires que les architectes vont avoir à réinventer. Les grands gagnants : les petites et moyennes villes dont la condition initiale doit être d’être connecté en très haut débit et savoir mettre en valeur les qualités de vie qu’elles ont à offrir.
Enfin il y aura plein de défis à relever pour chacun. Pour les territoires qui vont accueillir de nouveaux arrivants, cela ne doit pas se traduire par un étalement urbain stupide et consommateur d’espace. La ville, le village se doivent d’être compacts, ce n’est pas un diktat, c’est du bon sens : il n’existe aucun bourg historique avec des voiries en raquette et des maisons posées au milieu d’un terrain sans cohérence avec ses voisins ; pour autant à l’époque point d’architectes ou d’urbanistes.
Ces villes devront inventer les services de demain, le télétravailleur aura forcément des besoins – salles de réunion, lieux de rencontre, espaces de coworking – et une multitude d’autres besoins apparaîtront avec le temps. Les villes qui les offriront seront les plus attractives.
Un nouveau rapport entre l’urbain et le rural devra s’écrire, l’échelle de réflexion pourrait être celle du terroir où les édiles auraient pour mission de faire tendre celui-ci vers un équilibre entre les besoins primaires (nourriture, énergie) consommés et produit.
L’Etat aura aussi son rôle à jouer. Après des années de casse des services publics de proximité, ceux-ci devront être réinventés et reconquérir l’ensemble du territoire. De fait, les ministères n’ayant plus de raison de se trouver à Paris, leur dissémination sur l’ensemble du territoire national serait un bras de levier formidable pour réinsuffler de l’activité dans des territoires jusqu’alors délaissés…
Et si finalement le grand pari(s), c’était la France…
Stéphane Vedrenne
Architecte – Urbaniste