Les architectes, souvent imbus d’eux-mêmes, aiment à penser qu’il est leur difficile, voire impossible, de transmettre auprès du grand public les subtilités de leur métier. Ce n’est pas le cas. Chacun comprend parfaitement le sens de l’architecture aussi longtemps que les architectes mènent à bien leur mission. Et qu’ils se taisent ? Explications.
Le vendredi 16 juin 2023, indique le communiqué de presse, entre les rues de Bellièvre, Edmond Flamand et Fulton dans le XIIIe arrondissement de Paris, ICF Habitat La Sablière a inauguré la dernière phase de l’îlot Fulton, en présence de : Katayoune Panahi, directrice de SNCF Immobilier et présidente d’ICF Habitat,* de Jérôme Coumet, maire du XIIIe arrondissement de Paris, de Ian Brossat, adjoint à la maire de Paris « en charge du logement, de l’hébergement d’urgence et de la protection des réfugiés », de Christophe Noël du Payrat, préfet, directeur de cabinet auprès du préfet de la région d’Ile-de-France, préfet de Paris, et d’Emmanuel Dunand, président du directoire d’ICF Habitat La Sablière. Nous comprendrons plus tard pourquoi cette inauguration a lieu un vendredi soir, le reste de la semaine, les gens travaillent.
Bref, cette inauguration en petite pompe a donné lieu à une visite à laquelle la presse, venue peu nombreuse, était invitée. L’occasion pour Anne-Françoise Jumeau (Anne-Françoise Jumeau / Périphériques) et Ignacio Prego et Rémi Souleau (Ignacio Prego Architectures) de faire la démonstration de leur savoir-faire dans le cadre des prescriptions urbaines de l’îlot rédigées par l’agence Brenac & Gonzalez. Deux agences pour deux projets liés dans une histoire commune. En tout, un ensemble cohérent de 235 logements sociaux et intermédiaires, doté de deux commerces et d’un lieu dédié à la petite enfance.***
Surtout, même pour un Tintin blasé, de sortir de cette visite sinon impressionné – nul ne devrait s’étonner que des architectes sachent faire leur travail – mais au moins curieux. Quoi, il est possible de faire du logement social de cette qualité à Paris et personne pour pleurnicher ?
Comme il se doit, la visite était suivie d’un cocktail, prévu dans le très accueillant grand jardin en cœur d’îlot. Surprise ! Le pince-fesses n’est pas réservé qu’aux huiles et aux pique-assiettes mais les habitants de la résidence eux-mêmes y sont conviés. Et les voilà qui à l’heure dite, celle des discours, déboulent en nombre, de 7 à 77 ans. Il y a de la glace et de la barbe à papa qui permettent de faire patienter les enfants, lesquels ne cachent pas leur excitation. Des étages, les résidents arrivent avec de la nourriture et des gâteries pour tout le monde, alimentant un buffet sans alcool mais déjà bien garni. C’est la fête au village. D’ailleurs c’est le maire qui parle.
Devant un pupitre sommaire, Jérôme Coumet rappelle en premier lieu la situation privilégiée de l’opération, à deux pas de la Seine. À ce sujet, il n’a pas besoin d’en rajouter, le fleuve n’est pas directement visible mais chacun le devine. Il explique, se défendant à l’avance de toute polémique, qu’il n’était pas possible de réhabiliter l’existant, d’anciens logements de la SNCF qui avaient vécu.
Expliquant l’histoire du projet, bonhomme, il parvient à captiver son audience, peut-être parce qu’en vantant les qualités « remarquables » des bâtiments, il semble convaincu de ce qu’il dit. Comment ne le serait-il pas, tous les résidents, si joyeux et heureux, le sont déjà ! Ces derniers sont cependant avides d’explications – par quel miracle ? – et écoutent le maire avec grande attention, y compris des enfants qui pour certains ont cessé leurs jeux et se sont approchés au premier rang.
Après l’édile, c’est au tour de Katayoune Panahi,* la maître d’ouvrage dans une robe à fleurs, de parler. Loin des réunions de gens sérieux qui font son ordinaire, avec un enthousiasme communicatif, elle explique à son tour se souvenir du site tel qu’il était avant et se félicite « d’un défi extrêmement réussi ». Comme les autres participants à la visite, elle a été séduite par les présentations des architectes et la qualité des prestations des deux immeubles. D’ailleurs, la voilà qui se met à parler d’architecture, citant tous les architectes du projet, qu’elle remercie à la fin « pour ce travail remarquable ».
Tant le maire que la présidente de SNCF Immobilier ont l’habitude de ces inaugurations quand chacun a envie d’en finir des discours pour pouvoir se précipiter sur le buffet. Il est de plus supposément difficile de parler d’architecture à un tel auditoire très grand, grand, public, mais – sincérité sans doute – quand Katayoune Pinahi parle de « leur nouveau confort de vie », les nombreux locataires présents, à l’écouter, y compris les enfants, comprennent exactement ce qu’elle veut dire car ils en font l’expérience désormais tous les jours.
Le confort est une donnée subjective certes mais l’instinct suffit souvent pour savoir si l’architecte s’est foutu de vous ou non, ces habitants le savent. La preuve, quand la maître d’ouvrage en termine de son discours, elle n’a pas perdu un seul auditeur ; au contraire, le bruit de fond des enfants a même presque cessé, les rangs de devant plus fournis.
Puis c’est au tour de Ian Brossat, l’adjoint délégué aux inaugurations du vendredi. D’ailleurs il est en jean-baskets – TGIF (Thanks God It’s Friday ; Dieu merci, c’est vendredi) – et ressent le besoin de parler plus fort que les autres au moment de défendre tout ce que la ville de Paris a fait pour le logement social en général et pour ce projet en particulier (qui ne compte de bois que pour les parquets). Il tente de faire rire en expliquant ne pas désespérer de construire « du logement social dans le XVIe arrondissement ».
L’auditoire, dont les enfants sages du premier rang, se sent peu concerné par la blague mais, à l’attention de l’adjoint, nous pourrions lui rappeler le projet de la gare d’Auteuil.** Quatre cents logements, dont 200 sociaux d’un coup d’un seul, en plein XVIe !!! Toujours est-il que Ian Brossat rappelle « qu’un logement digne a des effets positifs sur la santé », ce dont personne ne doute. Puis, après avoir concédé le caractère « remarquable » de cette réalisation, il se déclare enfin « heureux de voir des gens heureux ». Il suffit en effet de regarder les visages, toujours aussi attentifs, de l’assemblée pour s’en persuader.
Arrive le préfet, en costume en ce chaud vendredi soir. Il est à tel point conquis comme les autres par le projet qu’il entame son discours en saluant le travail « remarquable » des architectes : il parle de densité, de qualité de vie, de transition écologique, expliquant que « résoudre l’équation est possible ». Là encore, il ne perd pas un auditeur, même quand il poursuit avec des chiffres en millions de dollars qui, sinon incompréhensibles, ne signifient plus rien pour personne. Mais ce n’est pas grave, il a fini. Place au cocktail.
« Remarquable ». Tous les acteurs impliqués de près ou de loin dans le projet ont ce mot à la bouche et semblent même surpris de sa si bienheureuse tournure. D’ailleurs le mot vient traduire et illustrer les émotions jusqu’alors non verbalisées des résidents, certains ayant attendu cinq ans dans un meublé avant de pouvoir revenir dans leur quartier.
C’est aussi que les huiles ont été fort impressionnées par la démonstration d’Ignacio Prego à propos de Paris +5°.*** Cela aussi les résidents le comprennent – le réchauffement climatique, ils en ont entendu parler – et ils n’ont pas mis longtemps à comprendre le fonctionnement ‘passif’ de leur logement. Lors de la visite d’un appartement, les volets mobiles étaient intégralement tirés, transformant le balcon en loggia et en efficace espace tampon. C’était le cas dans la journée de tous les logements exposés au sud, l’immeuble devenu une immense ombrière, ces volets perforés permettent d’assurer lumière et ventilation naturelle constante. Pas de technologie compliquée, les enfants dans leurs chambres ont vite saisi d’eux-mêmes comment tirer profit du soleil et de l’ombre.
À l’heure du cocktail, le maire fait son travail de maire, serrant des mains et prenant des selfies mais la joie des habitants d’habiter là, y compris ceux venus en voisin, n’est pas feinte. Tous conviennent d’avoir visité ou d’habiter dans un bâtiment spécial, unique, qui n’appartient qu’au lieu. D’évidence, là où ils vont grandir, tous les enfants de la résidence, qu’ils aient ou non écouté les discours, ont un avenir.
Les architectes, un peu émus quand même de tant de louanges, insistent que cela est ce pour quoi ils travaillent : rendre les gens heureux. Avec un maître d’ouvrage avisé, une entreprise générale compétente, des architectes talentueux à partir d’un urbanisme cohérent, l’îlot Fulton est la démonstration qu’il est possible de construire à Paris du logement social de grande qualité sans que personne ne perde de l’argent et que tout le monde soit content.
C’est possible, certes, mais apparemment de plus en plus difficile. Et le maire de remarquer que ce qui était possible juste hier ne l’est plus aujourd’hui du fait de nouvelles nouvelles normes et règlementations. Désespérant à l’heure du buffet ?
Au moins, ces Parisiens résidents de l’îlot Fulton sauront à l’avenir parler en connaissance de l’architecture du bâtiment dans lequel ils vivent. La preuve, les architectes n’étaient pas invités aux discours et, du coup, les résidents ont tout compris.
Christophe Leray
*Lire notre entretien : Katayoune Panahi : « Nous avons besoin du législateur pour changer de modèle, et vite ! »
** Lire notre article Auteuil : un projet exceptionnel est-il reproductible ?
*** Lire À Paris, îlot Fulton, 115 logements signés Prego Architectures parés pour l’avenir
*** Lire À Paris, îlot Fulton, 120 logements signés AFJA qui ne laissent pas de marbre