L’éloge est un exercice désormais souvent confondu avec la flagornerie ; ce n’est pas le cas sous la Coupole de l’Institut de France. Le 18 janvier 2023, le photographe, académicien, Sébatião Salgado a prononcé le discours d’installation d’Anne Démians à l’Académie des beaux-arts, première femme à siéger dans la section d’architecture. Le voici in extenso.
Au fauteuil IV précédemment occupé par Roger Taillibert, Anne Démians rejoint Jacques Rougerie, Aymeric Zublena, Alain-Charles Perrot, Dominique Perrault, Jean-Michel Wilmotte, Marc Barani, Bernard Desmoulin et Pierre-Antoine Gatier.
L’éloge de Sébatião Salgado
Mesdames, messieurs, chers collègues, chers amis, au nom de tous les membres de notre académie, je vous remercie du fond du cœur d’être là. D’être là pour accueillir une belle personne que je vais avoir l’honneur de vous présenter, du moins d’essayer de vous présenter tant il y a à dire sur elle, sur tout ce qu’elle a accompli, sur sa vie si riche de créations, d’expériences, de défis, d’audace. Et je vous remercie d’être là si nombreux, pour saluer l’entrée d’une femme dans la section architecture de l’Académie des beaux-arts.
Bienvenue parmi nous, Anne Démians.
Je ne suis pas architecte. Je suis photographe. Tout ce que je connais de l’architecture je le dois à une autre femme, ma femme, Lélia. C’est grâce à elle que je vais oser m’aventurer dans cet hommage envers vous, Anne.
Vous êtes donc la première femme à rejoindre l’Institut dans cette discipline majeure qu’est l’architecture, et c’est à moi que revient, aujourd’hui, l’honneur de vous installer sous la Coupole, dans le fauteuil numéro IV de l’architecte Roger Taillibert, aujourd’hui disparu.
A propos d’installation, justement, je voulais, pour débuter cette cérémonie, vous faire part, à vous tous, de ce que j’ai ressenti quand j’ai pris connaissance du discours prononcé par Roger Taillibert à l’occasion de l’installation de l’architecte Jacques Rougerie. Au bas de la page 9, j’ai découvert cette phrase inattendue. « Je ne puis, a écrit Roger Taillibert, que regretter aujourd’hui qu’aucune femme ne fasse partie de notre section. Nous sommes la seule section de cette académie que l’on pourrait croire entachée de discrimination. De ce point de vue, nous sommes infirmes de cette dotation, à mon grand regret », conclut Roger Taillibert.
Alors, chers amis, sommes-nous là face à une phrase anticipatrice, avant-coureuse, messagère ? Prémonitoire ? Certainement. Voilà treize ans aujourd’hui, Roger Taillibert posait la question de la représentativité de la section architecture au sein de l’Académie des beaux-arts, et donc de son évolution.
Il suggérait qu’un accès à la distinction académique puisse être offert aux femmes dans la section architecture de l’Académie des beaux-arts. Non seulement, le voici exaucé mais, plus encore, c’est sur son fauteuil que se fait aujourd’hui ce passage, grâce à vous, chère Anne.
Bienvenue. Vous incarnez, avec votre talent, l’expression de ce vœu que je partage complètement, que nous partageons tous, à l’Académie des beaux-arts. Aussi, lorsque vous m’avez fait l’honneur, l’an dernier, de me demander de vous installer parmi nous, sous la Coupole de l’Académie des beaux-arts, j’ai naturellement accepté votre invitation. Et je vais, ici même, en donner les raisons qui vont bien au-delà, et c’est heureux, du fait que vous êtes une femme.
Les premiers échanges entre vous et moi ont été marqués par le partage de nos préoccupations respectives sur l’évolution de la planète et sur nos façons de l’écouter, de l’explorer, de l’habiter, d’en valoriser les richesses.
Nous avons insisté, tous les deux, sur l’intérêt que nous portions aux communautés humaines et des missions… oui des missions, que nous nous sommes données pour que nos initiatives soient utiles. Ces longues conversations entre nous m’ont conduit à regarder comment vous pratiquiez votre art et comment je pouvais en rapporter aujourd’hui l’essentiel.
C’est donc après avoir visité votre univers et cerné vos philosophies de vie et d’exercice que j’ai accepté de parler de vous. Ce que j’ai appris surtout, chère Anne, c’est que « nous étions pétris de la même pâte », que nous cherchions, tous les deux, à composer du mieux possible avec ce que les hommes et la terre ont de plus obstiné, de plus inusable. Votre métier et le mien sont pourtant distincts mais si complémentaires.
À ce propos, vous m’avez dit ceci, de très beau : « Je puise dans le réel ce que je mets dans mes boîtiers, pendant que vous puisez dans vos boîtiers ce qui édifie le réel ». En vous écoutant, j’ai senti combien entre l’architecture et la photographie, telles que nous les pratiquons, beaucoup de rapprochements s’envisagent car, depuis longtemps ces deux grandes disciplines se font écho, soudées l’une à l’autre par ce qui leur est commun : l’inspiration (elle les construit) et l’engagement (elle les conduit).
Avec vous, chère Anne, il n’est question que de regarder et d’écouter d’abord. De laisser venir un ressenti, cet instrument de construction incontrôlable qui souvent devance le raisonnement. De même en photographie, pour faire un bon portrait, il faut être attentif à l’autre. Car l’acte de photographier, de bien photographier, ne peut se traduire uniquement par les seuls perfectionnements techniques de l’appareil, quand bien même serait-il le meilleur appareil photo du monde. Il faut sentir… Il faut ressentir… Laisser venir le ressenti. L’architecture, telle que vous la considérez, chère Anne, se rapproche de cela : d’abord scruter, puis accaparer, puis interpréter, enfin, comme vous le dites « envoyer le tout dans une réalité heureuse, à l’unique condition qu’elle serve la cause ».
Nous avons ensuite poursuivi la conversation sur un sujet qui nourrit notre travail à tous les deux : la lumière. Notre matière première, que nous manipulons, l’un et l’autre, chacun à notre manière. Toutefois, elle contribue, pour nous deux, à l’expression la plus recherchée – ou la plus aboutie – de notre art. Elle nous oblige à la nourrir d’émotions diverses, si nous voulons que les ombres et les reliefs produits grâce à elle, renforcent les fondements de ce que nous voulons montrer pour moi, dessiner pour vous.
Dans mes clichés, la lumière auréole le visible et l’invisible. Elle est l’âme de l’objectif, un précipité d’éclats qui provoque l’émotion. Le photographe la guette dans le silence ou le vacarme du monde. Dès qu’elle surgit et qu’elle effleure l’atmosphère, il faut la retenir comme une caresse. Elle pousse, alors, l’image à se définir, un peu comme un accomplissement.
Pour vous, Anne, on pourrait dire que vos œuvres sont incroyablement nourricières, que la lumière, dans vos constructions, s’attache à créer des ombres fraîches et à capturer des soleils vivifiants. Que la lumière est source vive et savante. Qu’elle est utile et qu’elle doit se manœuvrer avec prudence.
Oui, c’est cela… Au-delà de son caractère immatériel, la lumière reste le lien pour exprimer l’espace, sans qu’il soit détaché des peuples qui l’habitent, la lumière s’installe dans notre travail comme la « substantifique moelle » de nos engagements.
Nous en avons parlé ensemble. Nous avons fait ensemble ce constat : la planète est chahutée. Vous, comme moi, nous avons la conviction chevillée au corps, que nous devons être en quête d’exigence.
Vous, vous regardez la terre et dessinez ses sols, puis manipulez la profondeur « d’un ciel fantasque, je vous cite, construit sur des monceaux de sel armé autour d’une terre porteuse ». Moi je plante des millions d’arbres, avec ma femme Lélia, et nous regardons l’état du monde et de sa terre. Et vous comme moi, nous agissons.
Aussi, honoré par votre confiance, chère Anne, j’ai interrogé votre passé, votre parcours, votre vie et votre engagement. Voici maintenant, du mieux que possible, votre portrait d’architecte.
Jeune fille, vous êtes persuadée que l’entêtement avec lequel votre grand-mère remplit ses carnets de croquis est la façon la plus directe d’accéder au métier d’architecte. Vous imaginez qu’être architecte, c’est d’abord dessiner, et seulement dessiner.
Votre grand-mère n’était pas architecte et pourtant elle dessinait. Cela vous intriguait. Car, vous, vous ne dessiniez pas. Pourtant vous vouliez être architecte.
Alors ? Alors, si cela est un peu confus dans votre tête de jeune fille, vous faites, en regardant votre grand-mère, ce raisonnement logique et simple : « L’architecte est bien celui – ou celle – qui fait des dessins ». Peut-être, étiez-vous beaucoup trop jeune pour traduire correctement l’attraction que vous aviez pour les dessins de votre aïeule et pour les paysages qu’ils décrivaient ? Comme pour ces allées plantées dont elle aimait coucher l’ombre des arbres, toujours du même côté, afin que ressorte mieux, du fond de son dessin, l’énigmatique façade d’un mystérieux château ? … Peut-être.
Alors, Anne, pour explorer ces mondes nouveaux, vous allez devoir vous éloigner de vos racines et de vos souvenirs merveilleux peuplés de dessins illustrant châteaux, bâtisses et terres brumeuses. Vous allez devoir quitter les frais vallons s’étendant autour de Biviers – cette petite commune qui se situe au pied des monts du Dauphiné – et qui marquent avec le Lycée de Grenoble vos années botaniques et mathématiques. Il va vous falloir rejoindre, seule, un monde plus agité, Paris, chargée, comme d’autres avant vous, de cartons remplis de dessins faits de milliers de traits, traces, rayures et griffures, que vous déposiez frénétiquement et méthodiquement sur vos carnets.
Et il y a vos lectures, cette bibliothèque, personnelle et intime, que vous emportez dans vos bagages, en fait : dans votre tête. D’abord : « Le Pont sur la Drina », d’Ivo Andric. Un témoignage puissant sur l’architecture, face à la violence du monde et des affrontements qui se perpétuent à travers quatre siècles d’histoire dans les Balkans. Et puis : « L’Art de la joie » de Goliarda Sapienza. Un manifeste magnifique de liberté, de rébellion et de joie, signant le refus de toute aliénation de la pensée et de l’idéal. Et puis encore : « Le Palais de verre » de Simon Mawer. Un roman qui fait de la Maison Tugendhat, construite, dans ce qui est aujourd’hui la République Tchèque, par l’architecte Mies Van der Rohe pendant la Deuxième guerre mondiale, l’épicentre d’une période sombre d’une histoire tragique. Et enfin : Jean Philippe Toussaint, Haruki Murakami, Amin Maalouf, Mario Vargas Llosa, ou Orhan Pamuk… Autant d’auteurs et d’œuvres qui vous font toucher du doigt l’étendue des agissements des communautés humaines, dans des situations historiques et géographiques toutes si particulières.
Donc au commencement… il y a les vallons, les bois et le château : Le château d’Archimbaud à Vinsobres. Mythe ou réalité, c’est en tout cas celui de vos ancêtres. Celui de vos rêves de jeune fille, chère Anne, née Démians d’Archimbaud, de l’union de Denis Démians, directeur à l’Inspection du travail et de Paule [Polə] Drouot, professeure émérite d’anglais. Vous découvrez alors le pays d’Aix. En même temps, l’engagement citoyen de votre grand-père Henri Drouot, historien, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, historien de la Bourgogne, de ses terres fécondes et de ses populations rurales et urbaines. Votre grand-père qui vous fera apprécier, aimer ses disciplines préférées : les sciences politiques et l’histoire.
Peut-être est-ce la raison de votre intérêt porté aux rapports ambigus entre l’art et le pouvoir. Entre l’artiste et le pouvoir. Comme Wolfgang Amadeus Mozart se confrontant à l’évêque de Salzbourg, comme Richard Wagner face à Louis II de Bavière, comme Vladimir Maïakovski encensant Lénine. De même entre l’architecte et le pouvoir, comme Michel-Ange affrontant Jules II, comme plus près de nous, Ieoh Ming Pei et François Mitterrand redéfinissant le musée du Louvre. A cela s’ajoute votre intérêt à la réflexion sur l’héritage : férue d’architecture et d’histoire comme vous l’êtes, vous avez été attentive à ce que les peuples mais aussi les rois nous avaient laissé de plus accompli.
Vous nous renvoyez au Moyen-Age, à travers votre invitation à parcourir les espaces sacrés de l’abbaye du Thoronet, ou à l’ère moderne à travers votre admiration sans borne pour l’immeuble « Johnson-Wax » du plus illustre des architectes, Frank Lloyd Wright, construit à Racine, dans le Wisconsin. Vous dites alors ne pouvoir évoquer une œuvre qu’à partir du moment où elle s’accompagne d’un récit. Chaque œuvre a son histoire. Celles écrites par : Francesco Borromini, Le Bernin, Mies van der Rohe, Frank Lloyd Wright, Antoni Gaudi, Philip Johnson, Alvar Aalto, Glenn Murcutt, Fernand Pouillon et quelques-uns encore. Leur vie, leur œuvre : tout se tient.
En les observant, vous avez donc abordé votre art. Ils vous ont inspirée par leurs qualités exceptionnelles de « maîtres-constructeurs ». Vous appuyant encore sur celles de l’art roman, du baroque, du gothique ou de la Renaissance comme celles de l’architecture moderne ou contemporaine, vous vous êtes inscrite dans cette voie que vous définissez comme celle du classicisme moderne. Une forme d’expression qui développe des architectures respectueuses de tout ce qui les précède et qui garantit un équilibre solide entre des valeurs classiques et contemporaines. À la condition que la pertinence des unes se confronte à l’impertinence des autres. Pertinence et impertinence ! N’est-ce pas, chère Anne, ce qui doit être le moteur de toute création ? Et plus encore de nos vies ?
C’est donc par le dessin, l’histoire, l’intuition et le travail que vous empruntez, jeune femme, les chemins de l’architecture. Dès lors, il vous faut aller vite. Ce que vous dites très tôt, dès que vous sortez de l’Ecole d’architecture de Versailles. Je vous cite : « J’ai passé mon temps à analyser tout ce qu’on pouvait croiser de bien et de moins bien dans cet art et à étudier les formes les plus parfaites de l’espace construit, sans jamais chercher à me mettre aveuglément dans le pas des autres ». Sous-entendu : il est temps, pour vous, de tracer votre propre voie.
Ceux qui connaissent bien votre œuvre le disent : « Quel rapport formel il y a-t-il entre les travaux d’Anne Démians et ceux de son illustre instructeur en architecture : l’architecte Henri Gaudin ? ». Aucun, apparemment ! Si ce n’est l’entêtement que vous aviez, tous les deux, à installer une complexité jubilatoire dans l’expression des formes. Car, c’est bien auprès de cet architecte fantasque que, pendant sept ans, vous aurez appris à dessiner oriels, courbes et contre courbes et à bâtir sur le terrain l’espace complexe.
C’est alors le temps des rencontres et de votre émancipation. Rencontre avec Christian Hauvette et Jacques Ferrier, deux architectes avec lesquels, pendant cinq ans, vous enseignez à l’Ecole d’architecture de Rennes et dont vous découvrez les secrets de la fabrication rationnelle d’un projet. Rencontre avec Françoise-Hélène Jourda, une architecte avec laquelle vous confrontez vos priorités pour une architecture durable, alors à peine naissante.
Enfin, rencontres avec d’autres architectes, « aussi timbrés que vous », me dites-vous, comme Francis Soler, Rudy Ricciotti et Finn Geipel, avec lesquels vous construirez, comme associée et mandataire, la très belle opération de logements de la Porte d’Auteuil, à Paris. Un véritable manifeste écologique et social.
Il n’est cependant d’architecte qui ne doive leur travail à de grands prescripteurs. J’évoquerai donc pour vous, chère Anne, Françoise Mercadal de La Salle qui vous confia le siège de la Société Générale à Val-de-Fontenay, Jean-Louis Subileau et Roland Ries sans lesquels vos Black Swann à Strasbourg n’auraient jamais pu s’exprimer avec autant de liberté. André Rossinot qui vous désigna sans trembler pour mener le grand projet de revitalisation et d’extension des thermes de Nancy. Monsieur Mathieu Klein, maire de Nancy et président de la Métropole, qui le conduira jusqu’au bout. Enfin Pierre-René Lemas qui vous dirigea sur l’opération d’Auteuil. Ce qui me conduit tout droit vers les singularités de votre œuvre d’architecte.
Quand on regarde attentivement vos références, ce qui frappe, tout de suite, est la diversité des thèmes abordés. Des sujets différents les uns des autres et portés jusqu’au bout de leur logique, comme si vous en aviez déjà réalisé auparavant de semblables. En refusant cette facilité, pour un architecte ou tout autre créateur, d’être repéré en réalisant toujours la même chose, vous réussissez avec aisance et bonheur à naviguer entre :
Une piscine olympique à Nancy ;
Une Ecole supérieure pour Nobels de Physique et Chimie à Paris ;
La refondation des espaces de l’Hôtel–Dieu à Paris ;
La Flying Lane glissée entre les tours de la Défense ;
Le siège de la Société Générale à Val-de-Fontenay ;
Le réaménagement du Septen de Claude Parent à Villeurbanne ;
Le nouvel ensemble immobilier de la Porte d’Auteuil qui mêle avec harmonie logements sociaux et appartements haut de gamme ;
L’opération hybride et transformable des Black Swann à Strasbourg ;
Une nef magistrale, au cœur de l’Hôtel-Dieu, à Paris ;
Une gare de distribution ferroviaire, à Vilnius, en Lituanie ;
La réalisation, à Lezennes, d’une matrice servant à développer industriellement des espaces logistiques.
Alors, chère Anne, une question se pose : qu’est-ce qui vous pousse à faire cela ? Qu’est-ce qui vous conduit à inventer des termes comme « immeubles à destination indéterminée » ou encore ces deux mots que vous accolez l’un à l’autre : « rêver-civilité » ?
C’est, je crois, cette volonté très forte que vous avez de vouloir changer les paradigmes de l’architecture avant de vous attaquer à sa forme. C’est, je crois, votre volonté déterminée de convaincre de la place que l’architecture doit tenir sur un plan social et sur un plan climatique. Ce que vous appelez fièrement : « Le premier acte de citoyenneté écologique ».
Votre quête pour une architecture fondée et responsable ne s’arrête pas là. Durant ces quinze dernières années, on vous voit agir au sein de plusieurs commissions où l’environnement et l’énergie sont au cœur des sujets abordés. Vous peaufinez vos analyses et vos projets pour que les plans d’action énergétiques soient davantage territorialisés et que nous soyons plus attentifs aux spécificités sociales, historiques, climatiques et économiques de nos régions.
En 2016, vous signez « Embarquement immédiat », un texte dans lequel vous développez cette idée de pactes d’intérêt énergétique, de lignes d’échanges responsables et de réseaux entre les territoires et les régions. Dans ce livre blanc, « livre blanc d’une colère noire », comme cela est mentionné sur la couverture, vous évoquez un modèle français d’échanges énergétiques, d’immeubles hybrides ou -c’est joliment dit : « pas tout à fait finis ».
C’est d’ailleurs avec vos Black Swans, en 2019, que vous expérimentez cette idée « d’immeubles pas tout à fait finis ». Une idée qui vous permet de répondre aux mutations de plus en plus fréquentes et rapides du monde moderne, en construisant comme vous l’avez fait à Strasbourg, trois immeubles capables d’adopter tout type de programme domestique et de les interchanger à la demande.
C’est encore à cette occasion que vous proposez d’hybrider les constructions que vous faites en les étendant, en les surélevant ou en les complétant.
Mais à la condition d’une « consonnance ».
Pour comprendre ce mot et l’engagement qu’il implique, je vous cite : « Si nous ne pouvons pas échapper à la dispersion des idées et des œuvres et si nous ne pouvons penser désormais la ville et l’architecture qu’en termes d’hybridations, ce n’est pas une raison suffisante pour laisser l’harmonie générale nous échapper ».
Puis, évoquant l’évolution des mécanismes de fabrication de la construction, vous précisez : « Plus qu’un art de composition, l’architecture est devenue un art d’assemblage ». Et vous rajoutez : « Nous devrons l’installer dans le temps long ». Mais aussi : agir contre la maltraitance de l’atmosphère, injecter plus d’intelligence scientifique technique et sociale, tout cela dans le respect d’une dimension artistique, poétique, indispensable aux plus beaux assemblages.
Mais jusqu’où aller, chère Anne, pour défendre vos convictions ? Vous connaissez la réponse depuis que vous avez le titre de maître d’œuvre. Cet autre maître-mot pour désigner le métier d’architecte. Cette formulation particulière qui désignait au Moyen-Age le maître-maçon. Une appellation qui correspond parfaitement à ce que vous êtes : maître de votre œuvre tant vous êtes farouchement opposée au « prêt à construire ». Vous êtes libre, fière dans vos engagements et c’est bec et ongles que vous défendez l’idée que, « l’architecture doit s’inscrire dans un acte politique et l’accompagner le plus loin possible sans rien abandonner ».
Cette conception, très engagée, de votre discipline, vous a conduit à voir autrement l’architecture de la ville. Avec vous, il est question d’histoire, d’art, de géométrie, de mathématiques, de climat, de topographie, de sociologie, d’économie, d’équilibres, de concordances, de « composants utiles ».
Alors…
Alors, vous élargissez le champ d’application de l’architecture.
Alors, vous recherchez à installer de la transversalité partout où c’est possible.
Alors la question particulière de l’environnement devient, dans ce contexte, moins un objectif à atteindre qu’un paramètre à adopter.
C’est ainsi qu’émerge, en 2016 à Val-de-Fontenay, pour la Société Générale, les Dunes, une entité-paysage surprenante, formée de trois plis et de vallons ensemencés. L’ingénieur Nicholas Green, le designer Christophe Pillet, le graphiste Ruedi Baur et le paysagiste Pascal Cribier vous rejoignent sur ce projet. Le résultat est phénoménal : une réalisation pleine d’audace, d’inventivité et de trouvailles qui installe la vie d’entreprise comme un acteur majeur d’un développement urbain. La ville abandonne ses repères d’îlots, convenus et fermés, elle devient, avec vous, une forme disponible qui repousse les effets de mode et se dirige vers l’idée de ne rien figer trop tôt pour ouvrir le champ des possibles.
Votre apport aux différents projets de rénovation ou de refonte des patrimoines reste, ainsi, contemporain. Alors qu’on vous demande de terminer le travail de l’architecte Louis Lanternier sur les thermes de Nancy, alors stoppés par la guerre de 1914 et par la disparition de leur auteur. Vous restez à observer longuement ce qui restait sur place et vous décidez de prolonger son œuvre, en accordant votre partition avec la sienne.
Vous créez le choc. Vous affirmez que c’est avec une succession de confrontations stylistiques, lancées entre lui et vous que l’œuvre renaitra du mieux possible. Vous employez les grands moyens et dessinez des rythmes qui contrarient le pas de ses colonnes. Étonnement, la juxtaposition fonctionne. Et vous coiffez le tout d’une coupole classique, dont les effets intérieurs relèvent d’une expression moderne incroyable : diffusion nappée de la lumière dans l’espace du bain, provenance de l’éclairage soustrait à la vue du curiste, supports sobres, assemblages et montages composés. Tout semble être dessiné au métronome dans une lumière construite.
Avec vos œuvres, vous avez ainsi brassé une foule de données sensibles qui ne sont jamais les mêmes, le combat de tout architecte, en quelque sorte ! Ce combat que vous avez mené et gagné, chère Anne.
Evoquant l’Institut et l’Académie des beaux-arts, vous dites ceci : « Siéger à l’Institut, c’est, pour moi, l’occasion de donner plus d’audience à mon propos. C’est vérifier mes hypothèses, accélérer le rythme de l’énoncé et mesurer ligne après ligne, sa portée effective ». Puis, je vous cite une dernière fois : « Vivre l’Institut, c’est partager avec des figures considérées comme les plus belles parmi les lettres, les arts et les sciences, des sujets importants sans qu’ils soient jamais soumis à des temps trop courts pour que l’essentiel apparaisse ».
Nous vous avons déjà vu, chère Anne, emprunter les espaces de l’Institut avec agilité et élégance, vous sembliez dire que les façons de raisonner et d’agir en ces lieux devraient rattraper ceux dont le métier est de commanditer l’espace et de promouvoir les arts. L’espace… Les arts… Ils sont construits comme vous, chère Anne : sur le modèle le plus accompli de la pensée impulsive, de la pensée créatrice.
Bienvenue dans votre maison où vous allez faire voler vos idées qui vont provoquer de joyeux et salutaires courants d’airs.
Sebastião Salgado
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