Alors que l’ambiance actuelle n’est plus trop à la construction « traditionnelle », il n’est pas un appel d’offres où une maîtrise d’ouvrage ne se sente obligée de demander aux architectes de faire montre d’une « conception innovante », voire d’« innovation » tout court. Qu’est-ce qu’une conception innovante ?
L’architecture étant par essence la conception d’un ouvrage unique, sorte de prototype, la notion même d’innovation est nécessairement inhérente à la pratique de l’architecte. En effet il est rare de faire deux fois le même projet, ne serait-ce parce que, plus que toute autre activité humaine, l’architecture est en interaction immédiate avec son environnement. Celui-ci étant par essence unique, chaque terrain et chaque projet doivent trouver une façon d’interagir de la façon la plus intelligente qui soit selon les règles de l’art. Par conséquent, les architectes doivent pour chaque projet faire preuve d’« innovation » pour résoudre des problématiques chaque fois différentes.
Certes cela ne se traduit pas nécessairement par une innovation extraordinaire ou justifiant une thèse universitaire mais, tout de même, si vous interrogez un architecte sur ce qui fait le sel de son métier il vous dira sûrement « la créativité sans cesse renouvelée à chaque projet ».
Avec une moyenne de 36 000 appels d’offres annuels publiés pour des missions de maîtrise d’œuvre de bâtiment, il est presque souhaitable pour le concours Lépine et l’INPI que chaque projet ne soit pas l’objet d’une publication scientifique sur l’innovation réalisée dans le cadre de chacune de ces opérations !
Il faudrait quand même que les donneurs d’ordre, souvent futurs exploitants des bâtiments, ne perdent pas de vue que l’architecture ne relève pas de la même logique que celle d’un fabricant de montres ou de chaises. Chez ce dernier, l’innovation n’engage que lui-même et l’acheteur et si l’innovation se révèle un échec au bout de quelques mois, la production peut s’arrêter, les clients être déçus, la montre ou la chaise peuvent être laissés de côté, sans impact majeur.
Alors qu’un bâtiment, si l’innovation se révèle être un échec, ce sont des dizaines, des centaines, voire des milliers de personnes qui peuvent pâtir de cette fulgurance pendant des décennies. Ceux qui ont perdu un temps infini dans l’ancienne station de RER des Halles pourtant un rectangle parfait, mais dont les créateurs ont voulu à l’époque innover avec des murs courbes colorés conçus pour « désorienter les usagers pour qu’ils se laissent guider par la signalétique », comprendront…
Imaginez une conception de collège innovante dans une organisation qui ne marche pas… Il ne sera pas question de se dire que ce n’est pas grave, qu’on va en construire un autre à côté… Et le premier, on le démolit ?
Bien sûr, l’innovation peut se faire sur l’enveloppe du bâtiment, ces temps-ci c’est évidemment dans ce domaine que la recherche d’innovation est la plus répandue. La haine du béton conduit au développement de procédés constructifs divers dont la réelle pertinence ne sera connue, après « retour d’expérience », que dans quelques années. Se souvenir qu’avant de posséder l’actuelle maîtrise du béton, la mise en œuvre de nombreux bâtiments a généré des désordres aujourd’hui parfaitement connus et corrigés mais qui nécessitent des frais d’entretien parfois colossaux pour les maintenir en état, les ouvrages de Le Corbusier notamment.
Dans un monde où l’adéquate consommation des ressources est un élément central, et où les ressources financières sont comptées, il est primordial de comprendre que notre secteur d’activité ne peut pas « innover » a la même vitesse que d’autres tant les sommes mises en jeu et l’impact sur la vie des gens sont importants. D’où la nécessité d’expérimenter sur des ouvrages de taille modeste avant d’imaginer déployer de grandes innovations.
Alors oui d’aucuns argumenteront que l’hôpital n’innove pas beaucoup, que l’habitat n’innove pas beaucoup. En réalité, l’un comme l’autre sont des investissements tellement lourds pour les porteurs de projet, qu’il s’agisse de l’État, de promoteurs ou de particuliers, que l’innovation se doit d’être mesurée pour ne pas conduire à des catastrophes économiques.
Quand l’époque est à la recherche de la sécurité avant tout, à la standardisation et à la normalisation, la demande d’« innovation », laquelle est par essence l’antithèse de cette quête, n’a jamais été aussi forte. L’exemple du logement est éloquent. Lorsque l’architecte applique la réglementation thermique, les normes de « qualité » cerqual, NF habitat, et tant d’autres, qu’il doit croiser avec les contraintes budgétaires et techniques, sa marge d’innovation se réduit à peau de chagrin ; les normes contraignent les espaces intérieurs et l’équation réglementation / budget contraint l’enveloppe…
L’innovation n’est alors possible qu’avec les produits et matériaux mis en œuvre, ce n’est donc plus l’architecte qui innove mais l’industriel, lequel peut innover car son innovation sera testée, vérifiée, validée, certifiée avant d’être produite en série. Pour autant, combien de temps une innovation produite en série reste-t-elle une innovation ?
Cette course à l’innovation en architecture ne conduit-elle pas finalement à une accélération de la standardisation ? La construction modulaire, nouvelle innovation à la mode, va certainement dans ce sens puisqu’elle est par principe industrialisable et sûrement source de plein d’innovations en série.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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