Un habitat ne se résume pas à un nombre de mètres carrés privés à hauteur standard, une isolation thermique performante et des pièces à usages définis. L’architecture ne doit plus se limiter à améliorer la construction matérielle du bâtiment mais englober aussi l’immatériel. Chronique HABIT@.
Depuis les ratés de nombreuses constructions massives et pressées du modernisme, la confiance en l’architecte – comme inventeur d’environnements nouveaux – a peu à peu diminué. Décennie après décennie, la production de logements s’est simplifiée et uniformisée, répondant aux besoins supposés d’un “habitant moyen” divisé en catégories : familles, jeunes, seniors. Pourtant, nos modes de vie ont évolué et de nombreuses attentes demeurent insatisfaites. En parallèle, les défis écologiques, la hausse des coûts des matières premières, la rareté du foncier et l’augmentation des taux d’intérêt bloquent un système autrefois bien rodé. La taille des logements se réduit et leur coût augmente. Reproduire sans cesse un modèle unique mène à des autarcies régressives, loin de tout développement collectif et durable.
Pour sortir de cette impasse, il faut revenir aux fondamentaux. Ne plus penser en termes de « logement », mais d’« habitat » — notre troisième peau, après l’épiderme et les vêtements. Nous devons accroître la diversité de nos environnements bâtis. Imaginerait-on une ville où les habitants porteraient tous le même habit, été comme hiver ? Aujourd’hui, le logement est inflexible, fade et hyper-normé, dicté par les cahiers des charges rigides des promoteurs, bailleurs sociaux ou aménageurs. Ces derniers, en poursuivant des objectifs souvent vertueux, figent les résultats et empêchent toute possibilité « d’architecturer ». Avec de telles contraintes, des logiciels d’intelligence artificielle pourront bientôt remplacer les architectes sans difficulté.
Pourtant, architecturer est à la fois une science et un art, une discipline qui s’apprend, se travaille et se renouvelle constamment. Il s’agit de créer, combiner et agir sur nos environnements, à toutes les échelles — de la pièce à la ville. Comme toute discipline, l’architecture évolue avec l’apparition de nouveaux paradigmes, ouvrant la voie à de nouvelles approches.
Habiter, c’est avant tout établir une relation avec un lieu, s’intégrer dans un milieu. Aujourd’hui, beaucoup sont « bien logés », mais n’habitent pas vraiment. À l’inverse, il est possible d’habiter mieux dans des logements anciens et vétustes. Un habitat ne se résume pas à un nombre de mètres carrés privés à hauteur standard, une isolation thermique performante et des pièces à usages définis. Un habitat doit être singulier, appropriable. Il peut s’étendre dans l’espace, en tenant compte de lieux inoccupés à proximité ou à distance. Il peut aussi s’étendre dans le temps, avec des usages multiples pour un même lieu, de possible mutualisations et des transformations intégrant les variations climatiques et saisonnières, afin de réduire nos dépenses énergétiques.
Des habitats plus divers et élastiques permettraient de consommer moins de surfaces construites tout en offrant plus de possibilités. Nous pourrions ainsi créer des espaces de vie plus généreux, adaptés à une plus grande variété de modes d’habiter, en phase avec notre époque.
Comment y parvenir ?
D’abord, en architecturant différemment
Comme l’avait déjà compris Lao Tseu, un habitat n’est pas que des murs et un toit, c’est aussi l’espace vide entre ces murs et ce toit. Dans une approche résiliente et environnementale, l’architecture ne devrait plus se limiter à améliorer la construction matérielle du bâtiment mais englober aussi l’immatériel : son usage, son fonctionnement, sa flexibilité. Il s’agit de rendre les lieux utilisables et versatiles et de les organiser à différentes échelles.
L’ère numérique a bouleversé nos usages et notre rapport à la matière. Par exemple, vous lisez cet article non pas dans un journal papier mais sur un écran, où les hyperliens permettent des parcours de lecture variables et variés. De manière similaire, un espace et ses relations avec son environnent ne sont plus nécessairement fixes et uniques. Grâce à des outils numériques, ils peuvent se transformer selon les besoins, les habitants, ou les moments. Cela nécessite que le bâtiment soit conçu pour permettre des transformations à court terme : multiplication des accès, espaces de rangement (“espaces servants”, comme disait l’architecte Louis Kahn), ou encore usages multiples des circulations. Aujourd’hui, un architecte ne doit plus seulement organiser des espaces mais anticiper la coordination d’espace-temps.
Penser en quatre dimensions n’est pas nouveau. Les Jeux olympiques disséminés dans Paris, qui ont transformé des lieux comme le Champ-de-Mars ou la place de la Concorde en stades, sont un exemple actuel et réussi d’un raisonnement écologique en espace-temps à l’échelle de la ville.
Pourtant, la construction de nouveaux logements s’apparente encore trop souvent à une monoculture, où comme dans une plantation d’arbre, chaque entité est semblable et autonome. Si dans ce cas l’arithmétique et le bilan financier sont simples, 1+1=2 ; la logique écologique et humaine est bien différente. Recréer plutôt des « forêts » avec des habitats diversifiés et coordonnés, en synergie, permettrait à travers une arithmétique plus complexe où 1+1 implique 3 ou 10, d’enrichir nos territoires et de vivre plus nombreux avec moins de matière, tout en recréant davantage de liens sociaux et de communs.
Produire des habitats variés et adaptés demande une expertise plus subtile, aux résultats parfois moins immédiatement chiffrables. Mais il est grand temps d’en finir avec un modèle unique, épuisé, qui enferme beaucoup d’habitants sur eux-mêmes. Notre troisième peau est collective. Nos habitats sont des outils d’émancipation et de bien-être. Diversifier et combiner leurs architectures est un moyen écologique pour revitaliser nos villes, nos quartiers et nos démocraties.
Alors, qu’attendons-nous ?
La réponse réside dans le “nous”. Mais qui est ce “nous” ? Ce sont ceux en qui repose la décision : pour la majorité des acteurs – non architectes – qui n’arrivent pas à s’extraire d’une vision uniforme, aujourd’hui obsolète, du logement ou qui, lorsqu’ils en sortent, privilégient la maximisation du profit à court terme plutôt qu’une optimisation de l’utilisation de nos ressources et la création d’un tissu urbain vivant renforçant le « faire ville ».
Le constat est amer : tout changement se heurte à l’inertie de la production de logements ; une production que nos travaux et recherches* (entre autres) tentent, tant bien que mal, de diversifier mais qui, année après année, peine à voir le jour.
L’attente ne pouvait rester passive. Alors, que faire ?
Architecturer aussi de l’intérieur
Comment se rendre utile dans le présent tout en refusant le rôle d’apparat assigné à l’architecte dans la production actuelle de logements ? Une discipline pourtant millénaire dont la créativité, lorsqu’elle est encore permise, se réduit ici au choix de la couleur ou au dessin de la façade. La richesse de ce métier réside dans l’étendue de sa pratique à différentes échelles. J’ai donc changé de point de vue et décidé, parallèlement, d’orienter mes réflexions sur l’appropriation et l’amélioration de la « cellule habitée » déjà construite – cellule non pas à l’image de la cellule carcérale isolée mais de celles diverses et liées qui composent nos corps. Il est essentiel de mettre en place des moyens de résonance entre habitant et habitat. Pour cela, il faut démocratiser des méthodes et outils architecturaux afin de redonner à chaque habitant une véritable culture de l’habitat et des idées d’actions.
Cette autre piste, vous l’avez sans doute compris, consiste à s’adresser à un autre “nous”. Non plus le producteur (promoteur, bailleur, etc.) qui décide de la typologie des habitats et des villes, mais le “nous” « viveur » qui habitent. Nous tous, habitants !
S’orienter dans et avec son habitat
Je me suis donc engagé dans un travail d’écriture. Un ouvrage composé de trois livres autour de l’habitat pour offrir des clés sur la manière dont chacun d’entre nous (qu’il soit néophyte ou professionnel) peut observer, interroger, et in fine agir sur son propre habitat, qu’il soit collectif ou individuel, en maison ou en appartement.
Commencé en 2021, ce travail se poursuit. J’ai noirci, repris et organisé tant bien que mal une centaine de feuillets A4 sur mon ordinateur. Cet ouvrage se composera de fragments, de réflexions, d’aphorismes, d’interrogations, de recherches et de poèmes, au sens premier du terme – des créations (« poésis ») qui éveillent nos sens et nourrissent nos pensées car, « [même avec] plein d’accomplissements, c’est toujours poétiquement que l’homme habite sur la Terre ».** La structure de ces livres ne sera pas linéaire mais réticulaire. Son contenu ne sera pas fait d’injonctions mais de propositions, de questions, de pistes, de rêves et d’énigmes.
Il s’appuie sur les architectures passées, les recherches théoriques et pratiques d’Arkhenspaces (notamment autour des n-spaces***) ainsi que sur les résultats, fructueux ou infructueux, de mes lectures et de mes expériences spatiales personnelles vécues lors de déplacements, de voyages inédits ou récurrents – j’ai l’occasion de me rendre régulièrement dans ma première réalisation, livrée il y a presque vingt ans. Enfin, il résulte d’expériences pratiques quotidiennes, je vis dans deux lieux : à Saint-Quentin, dans l’Aisne, et à Paris. Ce sont mes laboratoires habités d’architecture et j’y teste régulièrement de nouvelles idées.
Vous connaissez désormais le contexte, alors ne tardons plus. Au fil de ces chroniques, je vous invite à découvrir quelques morceaux de cet essai théorique et pratique : « HABIT@ ». Premier pas : défricher, s’égarer vers de potentielles opportunités.
Eric Cassar
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* Lire Habiter l’infini : des logements de plus de 1 000 m² !
** Friedrich Hölderlin, In lieblicher Bläue [A l’intérieur d’un bleu adorable] ; Ce vers repris dans les réflexions philosophique de Martin Heidegger autour de l’idée d’« Habiter poétiquement », en lien intense avec le monde.
*** Chroniques des n-spaces