La conception/connexion digitale d’aujourd’hui s’organise autour des individus (1) via les smartphones, ordinateurs portables, montres connectées etc. Ce rapport au monde autocentré nous positionne autour de communautés partageant nos désirs, nos envies. Un monde à la subjectivité amplifiée.
Le téléphone a d’abord connecté entre eux des lieux. Il était fixe. Nous appelions un endroit, sans savoir qui allait décrocher. Pour joindre quelqu’un, il fallait connaître sa localisation. Avec le portable, l’appel relie d’abord une personne. Le « t’es ou », en cours de conversation, précise l’autour.
Aujourd’hui, nos smartphones sont des outils plus vastes, supports d’un ensemble d’usages : une porte d’entrée à l’information, une clé d’accès à des services, et aussi un haut-parleur, pour amplifier sa voix sur les réseaux sociaux. Mais cette extension de soi et du regard ne donne accès qu’à une typologie d’espace digital : un univers personnalisé qui estompe l’objectivité. En échos avec nos pensées connues, une caisse de résonance apparaît qui individualise davantage encore notre rapport au monde. L’environnement physique devient l’arrière-plan du selfie : au mieux un décor, au pire une mosaïque de décors dissociés.
L’n-spaces entraîne une perception centrée sur le lieu, une conception/connexion digitale complémentaire, conçue à partir d’espaces connectés entre eux et avec les individus. Le lieu physique progressivement prend place dans l’espace digital. Il agrandit l’univers du smartphone, en le centrant aussi sur l’environnement environnant, un commun, au patchwork plus aléatoire de pensées. Il induit un décalage du regard, du rapport à soi, aux autres et au monde.
L’altérité, propre à la ville, réapparaît dans le digital en composant de nouveaux ensembles, à la fois dans, entre et au-delà des communautés. C’est le paysage qui regarde. L’architecture et son contenu qui peut réagir et agir sur les espaces virtuels. Une occasion également pour amplifier un rapport sensible à l’environnement : être, c’est d’abord être dans un lieu, en relation avec un espace coloré par l’architecture (naturelle ou construite) qui le compose ou le définit, et lui confère, quelquefois, un pouvoir subtil, magique, sacré (2).
Cette nouvelle approche interroge alors l’architecture numérique de l’espace à mettre en place. Deux conceptions divergent. La première, aujourd’hui exclusive, est centralisée : une relation à l’espace à travers des objets connectés indépendants, par exemple une enceinte (aussi micro) reliée par le WWW.
L’autre, décentralisée, est une approche où la connexion se fait directement par et dans l’espace à travers un nouveau réseau localisé ou Local Thick Web (3). A la fois plus résiliante et plus facilement protectrice de la vie privée de chacun, elle décuple les synergies locales.
En la combinant en complémentarité avec le WWW, elle pourrait restructurer un réseau plus complet aux limites plus ou moins poreuses. Des webs locaux qui se structureraient alors autour de lieux à différentes échelles, du café à la ville. Ils se lieraient et se relieraient, s’organiseraient les uns par rapport aux autres de manières isolées ou dépendantes.
Des traces aux empreintes
Le digital est sous mes doigts, je l’emporte avec moi, il est maintenant aussi sous l’espace rendu visible par mes doigts. Le smartphone, à la fois capteur et actionneur, est toujours l’objet de transition. ll donne alors accès à des espaces de natures différentes, pas nécessairement individualisés ou communautaires. Il augmente nos sens, étend notre relation avec l’environnement environnant. Un champ s’ouvre avec une extension du toucher, une expérience augmentée de l’espace physique. Les murs se lisent, les imprécisions du maçon, du plâtrier ou du peintre, deviennent des signes, à travers des traces volontaires ou involontaires (4).
Ces signes peuvent ouvrir vers des récits (5) du lieu : quantifiables (performance énergétique, affluence, etc.) et qualifiables (histoire, événement, souvenirs que certains habitants souhaiteraient partager et rendre public). Ces récits s’agglomèrent (6) pour mieux s’anonymiser, se floutent, se conservent, se stockent, se partagent. L’écriture et son déchiffrage, son accès, son apparition et sa disparition, s’organisent.
Ces combinaisons produisent de nouvelles relations dans les espaces et dans les temps (7), de nouvelles structures à finalités sociales (produire des ensembles temporaires, des rencontres) et écologiques pour initier de nouveaux échanges, réduire nos consommations, produire des synergies, mieux partager nos trésors (espaces naturels, surfaces construites), augmenter nos savoirs et nos découvertes, etc. Une fois ces empreintes (combinaison de traces) constituées, se pose la question de leur durée de vie.
Conservation : définir la profondeur de l’empreinte
Dans le monde physique, partout nous produisons ou laissons derrière nous des traces (8) : la trace de mes chaussures dans un magasin, la trace de mes cheveux sur une table, etc. Mais d’une part ces traces disparaissent vite, d’autre part elles restent anonymes, voire invisibles pour l’ensemble de la population. Alors certes, si un crime ou un délit est commis et qu’une enquête est ouverte, il sera peut-être possible de donner un nom aux traces recueillies (prélèvement d’ADN) mais leur lecture demandera une expertise et des moyens importants, difficiles d’accès.
Dans l’espace digital, futur, passé, présent, durée et échelles de temps génèrent de nouvelles traces et empreintes dont il s’agit de considérer et d’anticiper la préservation et la conservation à la fois pour produire une mémoire des espaces, enrichir nos mémoires personnelles et nourrir les algorithmes apprenant capables d’anticiper et d’améliorer le comportement de nos bâtiments et de nos villes.
Pourtant, l’empreinte écologique de notre activité numérique interroge. Il n’est pas possible de tout graver. Il faut faire des choix entre traces, définir la nature de la conservation : court, moyen ou long terme et mettre en place des niveaux d’effacement par défaut, instaurer un droit à l’oubli et à l’invisibilité.
Si une trace dans un espace sans trace est visible, une trace dans un espace recouvert de traces est invisible. Elle disparaît. Le bon dosage demande de créer des outils distinguant les données utiles pour le temps long et pour les temps courts. Emerge alors la question du stockage et de l’effacement, de la durée de vie, de la mémoire : quel musée – sous forme de data center – pour ces souvenirs ? Quelle taille ?
Conservation : le lieu du stockage
Deux approches de stockage physique peuvent s’engager : le regroupement des données dans de grandes infrastructures ou la dissémination dans de petites infrastructures localisées. Comme souvent, la résilience invite à conjuguer ces deux approches. Les gros data center existent déjà, mais l’installation systématique de micro data center à l’échelle d’un bâtiment ou d’un ilot devrait s’imposer en même temps que son infrastructure numérique (9).
La confidentialité des données est alors assurée à travers des outils techniques et juridiques à mettre au point. Les déchets produits par ces infrastructures sont facilement transformables en ressources, notamment la chaleur fatale. A l’échelle des quartiers et des villes, l’utilisation la plus convaincante est l’association combinée avec des infrastructures bénéficiant de l’énergie pour, selon la taille, chauffer des piscines, produire de l’eau chaude sanitaire, chauffer les lieux l’hiver (10), produire de l’électricité.
La data ressource pour le territoire
Créer des données, dans ou grâce à l’espace physique, est différent que de créer de la donnée dans l’espace virtuel. Lorsque j’écris un mail, la donnée produite est indépendante à ma localisation géographique. Dans les cas de services liés à la ville et au bâtiment : service de véhicule en libre partage (vélo, trottinette, VTC), flux de personne, affluence, les datas produites par un individu x via une plateforme y dans un lieu physique z – lieu qui laisse à disposition ses infrastructures (rues, places) – devraient, une fois anonymisées, appartenir aux trois ensembles, c’est à dire aussi au territoire.
Cette approche permettrait aux villes de produire des méta-plateformes et une méta-cartographie regroupant l’intégralité des services en fonction d’une géographie ou d’un lieu. Bénéfique à la fois pour les utilisateurs, pour l’émergence de nouveaux services urbains et pour les urbanistes, ce type de données pourraient aussi devenir une ressource pour nos villes en étant, à terme, revendues à de nouveaux acteurs qui en tireraient profit (11). Elles deviennent alors un bien (aussi) public, un commun à la valeur partagée.
Eric Cassar
Retrouvez toutes les Chroniques d’Eric Cassar
(1)La trace n°4 : https://chroniques-architecture.com/eric-cassar-n-spaces7-ordonner-la-donnee/
(2) La trace n°14 à venir
(3) La trace n°10 : https://chroniques-architecture.com/eric-cassar-du-world-wide-web-au-local-thick-web/
(4) Trace n°5 : https://chroniques-architecture.com/eric-cassar-n-spaces8-trace-et-hybridation/
(5) Trace n°9 : https://chroniques-architecture.com/eric-cassar-la-trace-murs%c2%b2-des-murs-aux-murmures/
(6) Trace n°12 : https://chroniques-architecture.com/eric-cassar-la-trace-12-des-lieux-et-des-liens/
(7) Trace n°11 : https://chroniques-architecture.com/eric-cassar-la-trace-11-tracer-un-vaisseau-entre-les-toiles/
(8) Trace n°2 : https://chroniques-architecture.com/eric-cassar-n-spaces5-trace-nature-physique/
(9) Une infrastructure favorisant une interopérabilité des systèmes (voir le modèle R2S, Ready to Service mis au point par la Smart Building Alliance)
(10) A petite échelle, il existe des systèmes comme les radiateurs de Qarnot computing. Pour être efficace quelles que soient les saisons, il convient d’instaurer une bonne répartition nord-sud à l’échelle de la planète (hémisphère nord et sud)
(11) https://www.lemonde.fr/tribunes/article/2017/05/11/les-donnees-des-villes-un-bien-commun-indissociable-des-batiments_5126202_5027560.html