L’architecture mouvement* considère le temps en architecture principalement à travers la déambulation du spect-acteur qui se déplace dans et autour du bâtiment. S’il est question cette fois de l’action du temps directement sur le bâti, il s’agira alors d’architecture mouvante comme avec les ponts mobiles, les volets qui s’entrouvrent, le store qui se déploie, etc.
Pourtant le temps agit aussi de manière plus discrète à travers le vieillissement. Plutôt que d’en faire un allié, beaucoup de bâtisseurs souhaitent, souvent à tort, le défier.
La majorité de nos habitats et de nos espaces de vie cherchent à faire disparaître les actions du temps sur eux. Il s’agit toujours d’effacer les traces, pour que la blancheur originelle demeure ! Que nos intérieurs restent comme neufs. Il est dans l’air du temps de modifier, de repeindre, ou transformer une boutique, un espace de bureau tous les cinq ans si ce n’est moins. Cela, en se souciant peu des conséquences principalement écologiques mais aussi psychologiques de ces actions. L’énergie humaine et financière, ne devraient-elles pas être déployées autrement, ailleurs ?
D’autant que ces remises à neuf régulières n’autorisent pas pour autant l’inscription. L’idée d’écrire sur un mur reste peu courante. Pourquoi ? Parce que le propre est associé au neuf, à l’immaculé, au neutre. C’est bizarre pour un pays comme la France, chargé d’histoire qui attire par son patrimoine et qui exporte ses fromages et son vin.
La société préfère-t-elle donc un cola au goût stable, uniforme, globalisé et bientôt périmé plutôt que les subtilités des grands crus ? Certes les saveurs sont souvent moins prévisibles mais capables de surprendre et d’exciter nos papilles comme jamais. Davantage encore si on a appris à les apprécier, à les lire.
S’il en faut pour tous les goûts, aujourd’hui une idée domine : la trace est attachée à la tache, à l’usure. Nos intérieurs, tels des hôpitaux où blancheur uniforme et netteté s’imposent, répondent à des standards rarement remis en cause. L’ère de la transparence est d’une hygiène quasi maladive. Comme si la propreté nécessitait aussi de se nettoyer du passé, d’effacer l’histoire.
Classées en catégories, l’histoire et le passé sont conservés ailleurs : la trace, présentée sous cloche, est réservée au musée, à l’artiste, à l’œuvre. Les variations de blanc sont une erreur sur le mur d’un projet d’architecture mais une œuvre d’art dans un tableau de Kasimir Malevitch. La comparaison est certes un peu rapide, et loin de moi l’idée de réduire le travail visionnaire à la fois conceptuel et technique du peintre, mais elle repose néanmoins la question du regard.
Les intérieurs stéréotypés type Ikea prolifèrent. A comparer aux singularités des meubles chinés chez Emmaüs qui combinent pourtant l’achat avec une conscience écologique (recyclage de matière), une idée de partage et des vertus sociales.
L’usure ne signifie pas nécessairement l’obsolescence, le laisser-aller. Elle peut au contraire s’entretenir, se sublimer et le temps peut également être un moyen d’accroître la valeur des objets, des lieux. Anselm Kieffer fait vieillir ses tableaux. Il les expose et les laisse se dégrader à l’usure des éléments naturels : pluie, vent, neige puis les enferme avant de les achever. Le temps combiné aux retouches postérieures de l’artiste produit son effet et constitue en partie le tableau.
Cette idée de concevoir avec le temps qui passe est amplifiée lors d’une conception en n-spaces car, dans le cadre d’un smart-building, l’enjeu pour l’architecte n’est plus uniquement d’ordonner des espaces mais de coordonner des espaces-temps, c’est-à-dire d’anticiper et de rendre possible leur modification dans des temps relativement courts.
L’n-spaces devient multi-usage sur des temps courts, il doit donc être accessible, facilement transformable et surtout appropriable. La notion d’appropriation de l’espace est essentielle pour se sentir bien dans un lieu. Un logement s’approprie, un bureau aussi mais quid de cette notion à l’ère du flex-office et de l’habitat élastique composé d’espaces appropriables sur des temps court (de 1 heure à 1 an) ? Elle est donc à considérer nouvellement.
Il y a beaucoup de moyens ou d’astuces pour faciliter l’appropriation d’un espace sur un temps court, par exemple installer une bibliothèque permettant de prendre ou de déposer des livres ou des objets à partager. Cela demande souvent de faire un tour du côté du design ou de travailler à des échelles plus petites, celle de la main, de parties du corps et de ce corps dans l’espace. Je pense que cette évolution est une chance pour notre profession. C’est notre rôle de nous en saisir.
De mon côté, à l’aune du passage de la propriété à l’usage et à l’ère de la préservation des ressources, je voudrais considérer cette idée d’appropriation à travers la notion de traces. Je me propose donc de rouvrir le temps, redécouvrir la charge poétique de la trace dans l’espace physique et l’observer à travers le prisme des n-spaces.
René Char disait que «seules les traces font rêver», pourtant elles peuvent être de différentes natures et elles n’induisent pas les même conséquences, ni n’invoquent les mêmes imaginaires dans l’espace physique et dans l’espace numérique. La trace transporte avec elle des notions qui peuvent nous interpeller en tant qu’architecte. Nous allons en observer quelques-unes, non pour formuler des réponses, mais pour apporter des outils, pour requestionner nos manières de construire, d’agir et pour ouvrir de nouveaux possibles.
Eric Cassar
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*In « Pour une ar(t)chitecture subtile » aux Editions HYX.