
L’année commence par une nouvelle aventure d’enseignement puisque j’ai rejoint un nouveau collège, Adrien Besson où nous encadrons un atelier de S5 intitulé Le projet par la matière. La question : et si l’architecture recommençait par la matière ?
Le succès a dépassé nos attentes : plus de quatre-vingts inscriptions pour vingt-quatre places.
À croire que nous avons touché juste. Mais quoi donc ? Est-ce la ressource ? Le retour aux fondamentaux ? Ou, au contraire, un désir de renouveau qui plaisait tant ?
Changer de prisme
Je me souviens de mes années d’école.
On nous parlait d’espace, de parcours, de lumière. De bois, nous en parlions assez peu ; de pierre, presque jamais. La matière était secondaire, presque vulgaire si elle s’imposait trop tôt, trop rugueuse ou trop contraignante.
Attention, je ne dis pas qu’elle était absente mais elle se faisait oublier, discrète. Le béton, lui, omniprésent, ne se questionnait pas : il était le support neutre, universel, l’outil de la liberté formelle.
Une filiation silencieuse de divers courants architecturaux et de la pensée moderniste où l’architecture s’étudiait d’abord par le dessin ou la maquette abstraite. Le projet se concevait par la coupe, le plan, la façade, le parcours.
La matière, si l’on pouvait s’en abstraire… Pourquoi devrait-elle occuper notre pensée ?
Puis, le monde a changé. La crise climatique a replacé le réel au centre du jeu : ressources finies, impact carbone, circularité, sobriété. La planète, soudain, nous rappelle à l’ordre. Le béton n’est plus un horizon mais un poids.
Les jeunes architectes, depuis déjà plus de dix ans, arrivent avec d’autres mots : biosourcé, réemploi, terre crue, pierre massive, fibres, passif…
Je crois que nos étudiants de ce semestre ne comprennent pas encore tous ces termes mais ils les réclament déjà. Comment pourraient-ils ne pas sentir que les matériaux et les ressources sont à maîtriser pour avoir un impact dans le monde de l’architecture de demain ?
Une pédagogie de la matière
Le programme du semestre : transformer et réhabiliter un bâtiment parisien des années ‘60 avec un seul matériau, choisi entre la pierre, le bois et la terre.
Un exercice radical, cadré, qui oblige à poser les bonnes questions : comment penser l’espace quand la matière devient la première contrainte ? Qu’est-ce qu’un mur ou une dalle quand ils se chargent d’une réalité de composition ? Quelle épaisseur, quelle inertie, quelle poétique, quelle acoustique ?
Les étudiants commencent par étudier des projets remarquables. Ils apprennent à redessiner la densité d’une pierre, la souplesse d’une poutre, à observer la fragilité d’un pisé.
Je trouve que c’est une approche presque romantique : ils plongent, décortiquent un travail d’excellence.
C’est aussi, surtout, un retour à la rigueur.
Ils comprennent le respect des propriétés du matériau, ce qui détermine la forme, le rythme, la mesure du projet.
Nous souhaitons qu’ils comprennent que nous ne cherchons pas l’exploit mais la sincérité dont parlait Cyrille Simonnet en 1991, dans La vérité constructive : « Le geste premier de l’architecte serait, mentalement, de détruire et non de construire… mettre en pièces le savoir, la règle, l’art de construire […] pour les recombiner ».
Former par la forme
La matière, prise trop au sérieux, peut conduire à l’archétype.
En choisissant la pierre, on retrouve le mur porteur, la voûte ; avec le bois, la trame ; avec la terre, l’épaisseur, le socle.
Chacun de ces systèmes porte un imaginaire : solidité, chaleur, fragilité, ancrage.
Chaque étudiant découvre que la matière ne se contente pas de revêtir le projet : elle en est la structure, l’essence.
Travailler la matière, c’est travailler la limite, c’est se jouer des clichés, pousser dans leurs retranchements nos propres constructions et vision d’un matériau. C’est aussi redécouvrir la beauté du fragment, la noblesse d’un détail non conventionnel.
En assistant à une correction l’année dernière, dans ce même atelier, j’ai pu mesurer la singularité des propositions. Les volumes abstraits des autres jurys auxquels j’avais assisté ne proposaient pas d’architectures aussi habitées. Les murs s’épaississaient, les ouvertures se creusaient. Un projet d’atelier en pierre prenait soudain la lumière comme un cloître. Un autre, en terre, se dressait dans un ordre colossal et puissant.
J’ai senti chez ces jeunes la fierté d’un projet tangible, comme s’ils se disaient : « Je n’avais pas imaginé au début que ce serait si concret, si cohérent ».
L’école, un laboratoire du réel
Je crois qu’on ne peut plus enseigner l’architecture comme avant. Les étudiants ne veulent plus produire uniquement des images. Ils veulent des outils, une capacité à décider en conscience et à avoir un impact sur le futur.
Au début du semestre, plusieurs étudiants nous ont répondu à la question : Pourquoi avez-vous choisi notre enseignement ? « Je veux apprendre à penser les matériaux », « Je vois un peu comment on dessine le bois, mais la pierre, je ne sais pas encore tout », etc.
Ces phrases peuvent se résumer à : « Je ne sais pas tout ». Évidemment, grand Dieu, moi non plus, et loin de là ! J’ai souri, et je me suis dit que cela disait surtout beaucoup du désir d’apprendre, une matière après l’autre, un projet après l’autre, un programme après l’autre, apprendre à faire et, surtout, à faire juste.
Pratique, enseignement et spécialisation
Lorsque j’ai commencé à enseigner, il y a cinq ans, j’ai été frappée par un décalage.
La plupart de mes collègues, brillants, cultivés, avaient construit toute leur carrière en béton. Leur rapport à la matière s’était forgé dans un monde où tout pouvait être coulé, ajusté, contrôlé. Soudain, il leur était demandé de construire et d’enseigner le bois, la terre, la pierre.
Je ne les blâme pas, au contraire, je pense que l’école doit s’adapter comme elle l’a toujours fait et devrait même être support dans l’adaptation de l’architecte aux mouvements du monde.
Nous sommes une génération de transition. Nous avons été formés dans le béton mais nous devons enseigner la pierre et la terre. Nous avons appris la liberté par la dalle et nous devons transmettre la rigueur par l’articulation des platines.
Un soir, autour d’une table d’architectes amis, nous en parlions. Peut-on vraiment construire autrement sans se spécialiser ? Faut-il devenir architecte de la pierre, architecte du bois, architecte de la terre ?
Perraudin, Vaillo + Irigaray, Barrault Pressacco… chacun semble incarner un matériau.
Cette fidélité leur donne une puissance : est-ce aussi une frontière ? Je me demande : ont-ils trouvé dans cette spécialisation une liberté ? Je suppose que oui : une matière s’épuise difficilement. Ça donne envie.
Personnellement, je pense être un peu trop curieuse : à peine une connaissance acquise et maîtrisée, qu’une bonne excuse existe pour expérimenter autre chose.
Je crois que l’architecture, comme la vie, a besoin de diversité. Toutefois, il est certain que les architectes se saisissent aujourd’hui de la matière comme d’un fer de lance, comme d’une marque de fabrique et cela renforce l’évidence que le futur est à chercher dans la ressource agile.
La sincérité constructive
Nous vivons un moment passionnant : l’architecture se remet à douter. C’est peut-être là la condition de son renouveau.
La « nouvelle sincérité constructive » dont parlait Simonnet, que je ne connaissais pas avant de commencer ce semestre et que j’ai lu cet été, me semble plus que jamais actuelle, presque une nécessité morale. La matière n’est plus décorative, elle est éthique.
Construire en pierre, en bois ou en terre n’est plus une évidence héritée du déjà-là : cela devient un acte politique.
Non pas uniquement parce qu’il réduit le carbone mais parce qu’il engage le corps, le temps et le territoire.
Parce qu’il redonne aux villes le visage du vivant.
Parce qu’il oblige à travailler avec, avec la ressource, avec le climat, avec l’existant.
Ce que je souhaite à nos étudiants est qu’ils comprennent qu’il s’agit d’une agilité, pas d’une doctrine.
Alors, faut-il tout apprendre à l’école ? Non, bien sûr. Cependant, il faut y apprendre à apprendre.
L’objectif n’est pas de former des artisans mais des architectes conscients. Leur donner une boîte à outils, faite de notions, de réflexes constructifs, de gestes simples.
Un socle commun qui leur permettra ensuite de choisir leur chemin : approfondir, se spécialiser ou, au contraire, rester dans la diversité. La matière n’est pas une fin : elle est, pour moi, un moyen de retrouver le sens.
J’ai hâte de voir ce qu’ils produiront. J’espère être à la hauteur de la tâche et vous l’aurez compris, je suis heureuse que cela commence !
Estelle Poisson
Architecte — EST architecture
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