D’aucuns l’auront compris, je suis animé par trois obsessions que je vais tenter de réunir aujourd’hui au sein d’un pamphlet post-Covid.
La première obsession, la plus véhémente, est contre l’administration française, qui a cessé, bien longtemps déjà, d’être une organisation au service de tous pour la gestion des biens et services publics, devenant un tiers, un être à part entière, aux intérêts propres et de consistance clientéliste.
Les exemples émaillent mes pages antérieures sur les déviances urbaines de cette pieuvre obstinée. Mais la plus belle de toutes les pages sur l’administration a été écrite par deux journalistes dans la passionnante enquête du journal Le Monde sur l’absence de réactivité des puissances publiques face à l’urgence sanitaire des événements récents. Davet et Lhomme se sont livrés à une investigation en quatre volets sur la débâcle récente en matière sanitaire, plus particulièrement sur l’absence de masques dont les derniers millions du milliard présent au début des années 2010 ont été détruits en mars 2020 au tout début du volet français de la pandémie…
La logique de l’optimisation de la gestion des stocks matinée par d’audacieuses théories d’économie budgétaire ont bousillé les moyens de défense épidémique constitués par des politiques destitués depuis par la logique technocratique qui rend les politiques impuissants, mangés par les instruments qu’ils ont eux-mêmes forgés.
Sans aller chercher si loin, et dans les domaines urbains, il est permis de s’interroger sur la confusion entre créativité et urbanisme réglementaire. Il apparaît que l’objectif de l’administration n’est point de gérer le recours des tiers, comme il est écrit dans les textes, mais d’agir sur le cadre bâti, au nom du bien de tous, vers l’application d’une série de théories urbaines qui changent selon les circonstances.
Quel serait alors l’objectif secret de l’hydre caché sous l’empire du pouvoir des ingénieurs territoriaux et de leurs alliés les élus ? Comme si une théorie complotiste animait ces propos et faisait des tentacules de l’administration une machination destinée à nuire. Mais non, il n’y a pas de complot, simplement une lente évolution darwinienne (cf « La générique Urbaine » épisodes 1 à 12) donnant à ce corps vivant les éléments de son autodéfense et les capacités cybernétiques de se préserver de sa propre croissance. Pour ne pas étouffer sous le poids de la réglementation qu’elle produit, l’administration produit de la réglementation visant à simplifier la précédente réglementation, c’est la fuite en avant.
La seconde obsession concerne le logement et la tristesse de son évolution.
Dans le cabinet de l’architecte du milieu du XXe siècle trônait le Neufert, un passionnant livre sur les normes de la construction.
C’est une habile transition avec les propos ci-dessus quant à l’administration, dans son sens le plus large, y compris la gestion des normes et DTU divers. Ce qui étonne est la possibilité en 1950, de réunir les normes en vigueur dans un seul livre. Il y aurait 600 tomes aujourd’hui…
Dans le Neufert, il y avait une planche qui revient sans cesse me hanter. Un tableau en pleine page de l’évolution de la première hutte néolithique au château du XIXe siècle.
Ce tableau imaginait que le logement de l’âge de pierre était constitué de zones correspondant aux principales fonctions de l’activité humaine : manger et dormir, se laver, se chauffer, qui croissaient jusqu’à devenir un enchevêtrement de pièces et dépendances au sein d’un immense château sans rien n’avoir perdu de la logique fonctionnelle qui commandait naguère.
En bref, rien n’a changé dans le logement depuis le début de notre ère, y compris au temps d’Haussmann quand le modèle du château s’est développé verticalement, avec étage des domestiques, étage nobles, entresol, écuries dans la cour et entrée de service indépendante. Ce modèle, toujours basé sur les mêmes définitions de la norme familiale, perdure en perdant chaque année un peu de surface…
Ce qui est le plus étrange dans la fresque héroïque que Neufert accorde au logement est l’impossibilité d’imaginer d’autre usage du logement que strictement familial, le logement comme outil de la reproduction sociale…
Même aujourd’hui, quand les modèles sociaux éclatent en ramifications nombreuses de modes de vivre ensemble, quand il est devenu possible de développer une activité professionnelle chez soi, c’est toujours le même modèle de logements, avec les mêmes règles de surfaces, les mêmes attributions budgétaires basées sur les typologies, les mêmes carcans réglementaires.
Quand on évoque, par exemple, les mutations logement/bureaux, que Neufert n’avait pas anticipées, beaucoup de monde cherche des solutions. Y compris et surtout Vinci avec le concept Conjugo qui est à la réversibilité ce que le Panzerkampfwagen est à la libellule, un dinosaure d’un millénaire de retard. C’est du lourd : incompatible avec l’époque où la réversibilité ne doit plus se décréter pour 10 000 m² mais se gérer à l’unité de logement.
Un bureau ou une chambre ? Tel est l’enjeu, non la méga mutation d’un quartier d’affaires en quartier de logements, surtout dans cette période faisant largement appel au télétravail, pas à la mutation de son immeuble !
Le Conjugo est basé sur une trame de largeur multiple d’1,35 m (pour une secrétaire, compter deux trames, soit 2,70 m, pour une cadre, 4,05 m, et un directeur, 5,40 m ; bouleversant non !) et une hauteur sous plafond de 3,10 m pour pouvoir rajouter aux 2,70 m du logement les 40 cm réglementaires pour le passage des câbles internet (à l’époque du wifi et de la 5G !).
Le plus accablant dans cet état de fait est que le système financier/commercial de l’exploitation du secteur immobilier de bureau ressemble à un gros tanker sur son aire : l’absence de ces trames obsolètes gripperait le financement et la commercialisation de bureaux dont plus personne ne veut…
La plus poétique de mes obsessions concerne Paris, où je suis né, et que j’ai vu confinée dans une beauté inégalée.
Paris connaît, comme la plupart des grandes villes françaises, une élection municipale dont l’enjeu reste et demeure la conquête du pouvoir. Certes, il y a des programmes, des promesses, mais quelle valeur ont-elles face à l’incommensurable panard de la super partie de Sim-City à laquelle se livrera la championne des éliminatoires pour lesquelles nous sommes invités à jouer le 28 juin ?
Un élu n’est pas élu pour gouverner, il gouverne pour se faire élire. D’où l’avance d’Anne Hidalgo, chevauchant la belle mécanique qu’elle a par ailleurs forgé : pistes cyclables, terrasses de café, disparition de l’automobile, circuits courts, bravo, c’est utile, en retard, mais bravo.
Il a fallu attendre une pandémie pour que les édiles parlent de « partage de l’espace public ». Prendre des places de stationnements, qui chacune d’elle n’intéresse que la personne garée, pour permettre les flux de piétons ou l’extension des terrasses de café dont tout le monde profite, semble d’une évidence rare mais il a fallu une situation exceptionnelle de danger économico/sanitaire pour envisager ce qui aurait pu l’être il y a des dizaines d’années.
L’administration, encore victime de la pompidoulisation de l’espace public, n’avait pas encore inscrit cette possibilité dans les gènes de la ville…
François Scali
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